… que l’on résoudra les désordres de la société ?
Depuis l’arrêt de la conscription obligatoire, l’armée recrute par contrat. En moyenne, trois années d’engagement pour une solde mensuelle de base de 1 200 euros – une somme qui peut facilement tripler en cas d’opérations à l’extérieur, les fameuses Opex.
Vie en chambrée, entraînements sportifs, apprentissage de la « rusticité » : le militaire du rang est plongé dans un univers nouveau, soumis à des règles spécifiques. Il peut faire l’objet de sanctions disciplinaires, et ses faits et gestes, du jour au lendemain, relèvent du droit militaire.
- Discipline de fer, brimades, harcèlement, ils sont nombreux à quitter l’institution, malgré les sanctions pénales.
Ils se succèdent à la barre, bien droits, jambes légèrement écartées, mains jointes dans le dos. Tous vêtus à peu près pareil : jean, baskets, tee-shirt à manches courtes d’où dépassent d’imposants biceps, parfois tatoués. Ils ont moins de 28 ans, le cheveu ras, l’air un peu penaud. Aux questions que leur pose le tribunal, ils répondent parfois par « négatif » ou « affirmatif ». Ils ont déserté l’armée française et doivent, à présent, rendre des comptes à la justice.
- Neuf parquets pour traiter des « affaires pénales militaires »
Lille, Rennes, Marseille, Paris, Lyon, Bordeaux, Metz, Cayenne, Toulouse, neuf parquets traitent, en France, des « affaires pénales militaires ». Une fois par mois, un tribunal se réunit pour les juger : un président, ses deux assesseurs et un procureur, en civil. Deux greffiers militaires, en tenue, complètent le dispositif. « Ils sont précieux, indique Yves Badorc, le procureur de Metz. Ils nous acculturent au fonctionnement de l’armée. »
- Deux sortes d’infraction constituent ce contentieux spécial.
Celles, de droit commun que commettent les militaires durant leur service, « principalement du harcèlement, des violences ou de l’usage de produits stupéfiants », observe Yves Badorc. Et celles qui, par leur nature même, sont militaires, comme le « refus d’obéissance » ou la « violation de consigne ». Et la désertion. De loin, le délit le plus courant.
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- Le profil des déserteurs : des jeunes « mal informés »
« L’armée fait tout pour les retenir », constate Aida Moummi. Associée d’Élodie Maumont au sein du cabinet parisien MDMH, cette avocate spécialisée dans le droit militaire voit débarquer des jeunes gens « mal informés » que leur hiérarchie, lorsqu’ils émettent le souhait de partir, maintient volontairement dans le flou.
« Durant les six premiers mois, un départ n’a pas besoin d’être motivé. En toute illégalité, certains chefs exigent des explications. Si on ne connaît pas ses droits, ça peut être dissuasif. »
- « Logé, nourri, blanchi »
Maxime s’était engagé pour « aider (ses) parents ». Il n’avait pas encore 18 ans et une farouche envie d’indépendance. L’armée, pour ce fils d’ouvriers, c’était la possibilité de « passer (ses) permis », de « gagner 1 300 euros par mois en étant logé, nourri, blanchi ». Il a signé pour trois ans. S’est retrouvé affecté à Belfort. Et, sa période probatoire passée, a déchanté.
Pris en grippe par le « responsable sécurité » du bâtiment, levé tous les jours à l’aube, chargé systématiquement des corvées de chiottes. Du « harcèlement », confie-t-il. « J’ai vu un psychologue. Il m’a arrêté. J’ai cessé de venir. » Depuis, Maxime travaille « dans la vente » et s’est offert, tout seul, son permis de conduire.
Matthieu, lui, serait bien resté. Arrivé presque au terme de son contrat de quatre ans, il aurait même resigné avec plaisir. Mais, quand son épouse s’est retrouvée enceinte pour la deuxième fois, elle l’a sommé de choisir : « C’est nous ou c’est l’armée ! »
Il a expliqué la situation à son supérieur, tenté de négocier un départ. En vain. « Ils ne voulaient pas me laisser partir, même pour assister à la naissance du deuxième. » Du jour au lendemain, il ne s’est plus présenté à son régiment. Il a tiré un trait sur les missions, sur les copains. Il est devenu plaquiste.
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- Remarques misogynes, brimades et abus d’autorité
Grande, athlétique, ses longs cheveux bruns regroupés en un chignon serré, Johanna se tient bien droite sur son banc. L’armée, ce n’était pas son idée, « c’était celle de ma mère », dit-elle. Embarquée sur un pétrolier à 18 ans, elle reconnaît avoir vite grandi et appris à être « autonome ». « Il y avait des bons côtés, reconnaît-elle. Quand on était en opération, c’était bien. »
Mais les remarques misogynes, les brimades, les abus d’autorité ont eu raison de sa patience. Boule au ventre. Crises d’angoisse. Elle enchaîne les arrêts maladie, réclame en vain de pouvoir partir, cesse de venir, essaie de se faire oublier. Un matin, un courrier lui apprend qu’elle est « radiée » de l’armée. « J’étais tellement heureuse, se souvient-elle. C’est ça que j’ai retenu. Pas la menace de sanction. »
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- Un problème d’attractivité
« Pour que l’engagement ait du sens, il faut que la désertion soit sanctionnée, estime au contraire Yves Badorc. Même symboliquement. »
Le magistrat a fait son service militaire il y a une trentaine d’années. Pour lui, l’armée a beaucoup évolué. S’il ne dit rien des désertions, le dernier rapport social du ministère des Armées tire la sonnette d’alarme : le recrutement est « un impératif » et l’attractivité « une clé pour répondre aux besoins ».
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Elisabeth Fleury. Source (extraits)