Le demain-futur !

L’emballage qui se mange, l’appli qui mesure les particules fines inhalées, c’est pour bientôt ? Ces objets sont le fruit du design fiction, qui fait appel à des auteurs de SF pour inventer demain.

Derrière son nom inoffensif — Soulaje — et ses faux airs de montre connectée, ce bracelet aux lignes épurées est un objet moins banal qu’il n’y paraît : à l’heure programmée, il euthanasie sur-le-champ qui le porte au poignet, par le biais d’un liquide létal contenu dans une petite ampoule rattachée à son écran. Accessoire progressiste, ou invention terrifiante ? Dans tous les cas, il s’agit d’un objet troublant, issu du « design fiction ».

Loin des rapports théoriques et des livres blancs, la méthodologie expérimentale et créative du design fiction bouleverse les codes. « Il s’agit, explique Martin Lauquin, expert en stratégie et innovation, d’élaborer des scénarios réalistes n’ayant rien de fantaisiste ni de « futuriste », même s’ils usent délibérément d’un prisme d’amplification. Puis de leur donner corps dans des propositions concrètes, pour conduire divers acteurs à mieux se projeter dans des futurs à dix, vingt ou trente ans ».

Soit l’art du « et si » : et s’il était possible de s’euthanasier en toute autonomie, par exemple. Mais aussi du court-circuit temporel, puisque « le caractère immersif de ces outils met d’un coup le futur à portée de main ». Dans un futur sans plastique, des pièces de viande baptisées Only Meat seraient ainsi vendues sous emballage comestible, a imaginé le collectif transdisciplinaire cofondé par Martin Lauquin en 2017 (Making Tomorrow, qui compte économistes et anthropologues, designers et prospectivistes). À la cuisson, l’emballage se transformerait en graisse…

Le design fiction connaît un succès grandissant depuis une dizaine d’années en Occident. Et notamment en France, berceau de la prospective — discipline visant à anticiper les futurs possibles d’acteurs de tous types, inventée par le philosophe et haut fonctionnaire Gaston Berger au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Le design fiction en est un courant émergent, qui la renouvelle radicalement. « Tout le monde s’y met, aussi bien Bouygues, EDF, L’Oréal… que des acteurs comme la Croix-Rouge ou le Commissariat à l’énergie atomique », constate Pierre-Antoine Marti.

Ce spécialiste de littérature d’anticipation est aussi directeur d’études à Fu­turibles international, think tank fondé à Paris en 1967, et temple français de la prospective. « C’est surtout vrai depuis la pandémie de Covid-19, qui nous a fait entrer de plain-pied dans la science-fiction. » Bien que stratégie et SF soient a priori diamétralement opposées, le design fiction — nom in­venté par l’auteur américain Bruce Sterling — a tout à voir avec les procédés narratifs et cognitifs du genre.

C’est donc logiquement que les auteurs de SF sont sollicités pour anticiper les défis de demain, et élaborer les scénarios pouvant aboutir à des idées de réponse que les décideurs, politiques, collectivités ou patrons n’auraient jamais eues tout seuls. « Collaborer avec l’armée ? J’aurais difficilement pu l’anticiper…», dit en souriant François Schuiten.

Le célèbre illustrateur des albums de fantasy Les Cités obscures ne s’en est pas moins engagé dans Red Team Défense : la Rolls des programmes de design fiction menés à ce jour en France, créé en 2019 par le ministère des Armées afin de mieux se préparer aux menaces pouvant peser sur la France à l’horizon 2030-2060.

François Schuiten y a côtoyé la designer Saran Diakité Kaba, les auteurs de science-fiction Laurent Genefort, Romain Lucazeau, Virginie Tournay… pour une mission de quatre ans (2019-2023) — au coût global de 2 millions d’euros. « La science-fiction n’a pas de comptes à rendre à la réalité, elle s’en affranchit en toute liberté, revendique Laurent Genefort. Pour autant, souvent, elle tape juste, sans le savoir ni le vouloir. Comme si elle pressentait les évolutions profondes de la société ».

Son imagination comme celle des autres créateurs fut tout de même « scientifiquement informée », précise Cédric Denis-Rémis, vice-président de l’université PSL (Paris Sciences & Lettres), opérateur du programme et dont les chercheurs ont nourri l’équipe de leurs connaissances sur les éléments technologiques, économiques, sociétaux et environnementaux susceptibles d’engendrer des conflictualités.

Pour le reste… aux auteurs de jouer ! Avec une directive : imaginer des ruptures, pour mettre en échec « les biais de toutes sortes, angles morts, perceptions dominantes, idéologies collectives » qui nous limitent, selon Saran Diakité Kaba. Et s’il fallait, demain, aller chercher des ressources minières sur la Lune ? Ou lutter contre un ennemi doté du moyen de s’injecter des informations téléchargées ? Sur la base de ces hypothèses, son équipe de graphistes et de vidéastes a réalisé aussi bien de faux équipements militaires que des posts de faux réseaux sociaux ou des campagnes de pub factices…

Les huit scénarios de Ces guerres qui nous attendent ont été publiés en trois volumes (éd. des Équateurs) — expurgés de certains détails, secret-défense. Et l’université PSL n’entend pas s’arrêter là: «D’autres dispositifs de design fiction sont à l’étude dans les secteurs du climat, de la santé, de la technologie et de l’ingénierie», promet Cédric Denis-Rémis.

Une sorte de jeu, donc, mais aux enjeux très sérieux. Dans un monde devenu VUCA (acronyme issu de l’armée américaine signifiant « volatile, incertain, complexe et ambigu »), « chocs et ruptures sont à venir », poursuit Martin Lau­quin. Alors que les rapports du Giec peinent à susciter des actions concrètes, l’environnement, notamment, offre « un terrain où le design fiction peut se déployer puissamment ».

Demain, une application pour smartphone, baptisée « Air Pollution Revealer », pourrait mesurer les particules fines inhalées par son utilisateur, en fonction des endroits où il se rend dans la journée. Il serait ainsi en mesure de vérifier le taux de pollution de son futur lieu de travail ; son assureur pour­rait s’en servir pour lui infliger des malus s’il visite trop de lieux pollués ; ou des contacts sur des sites de rencontre choisiraient des candidats peu exposés auxdites particules…

Tous les champs sont concernés : travail, santé, transport et mobilité, agriculture, ville, enseignement… Car aucun secteur n’est à l’abri de mutations radicales voire brutales. Derrière ses apparences ludiques, le design fiction est une forme d’« hygiène intellectuelle, selon Martin Lauquin. En premier lieu pour les élus, dont c’est le mandat même d’anticiper notre avenir et d’œuvrer à ce qu’il soit le plus désirable possible, à tout le moins vivable ».

C’est pourquoi, en 2015, le Arts and Humanities Research Council de Londres, organisme public soute­nant la recherche dans les arts et les sciences, a convié des parlementaires britanniques au sein du programme expérimental ProtoPolicy, qui travaillait sur la fin de vie. Ainsi le bracelet Soulaje a-t-il été imaginé. Sans aucun parti pris « prédictif ou prescriptif », précise le designer Bastien Kerspern, cofondateur du studio nantais Design Friction qui l’a conçu. Il s’agissait « d’ouvrir les perspectives et de les mettre en débat ».

L’imagination n’ayant pas de limite, tout est possible — c’est le principe de la fiction. « Les productions peuvent être des objets mais aussi des récits écrits, imagés ou filmés », explique encore Pierre-Antoine Marti, dont les journées de formation au design fiction dans ses locaux parisiens font salle comble.

Ce jour d’avril, se pressent, tout ouïe, des acteurs aussi divers que des représentants de l’Institut national du cancer, du ministère de l’Intérieur, du secrétariat général de la Défense et de la Sécurité, de l’université de Lille ou du Crédit Mutuel… Pierre-Antoine Marti leur explique : « L’essentiel, c’est que les artefacts imaginés engendrent l’effet de « suspension de l’incrédulité ». C’est-à-dire que leur pouvoir narratif mais aussi leur caractère familier soient tels qu’ils vous projettent dans un futur suffisamment plausible pour que vous y croyiez. »

Exactement à la manière de la science-fiction, qui « emboîte des détails étranges — par exemple, une voiture qui vole — dans des éléments banals, et parvient ainsi à les rendre crédibles, à la différence de la littérature fantastique, qui recourt à des éléments surnaturels et relève de l’invention pure », rappelle Cynthia Lopez-Bagousse, chercheuse au Centre de recherche en psychologie de la connaissance, du langage et de l’émotion de l’université Aix-Marseille, qui vient d’organiser le colloque « Quand la science-fiction change le monde ».

Et voilà comment des acteurs de tous types imaginent — et mettent en forme — des scénarios et objets capables de tromper leur monde, tels le bracelet euthanasiant, les faux équipements militaires de la Red Team, ou la viande à emballage comestible. La France compte aujourd’hui une trentaine d’acteurs de design fiction, consultants indépendants ou cabinets de conseil en innovation.

L’imagination est bien la clé de ces dispositifs : « On ne va pas pouvoir façonner l’avenir juste en tirant un trait sur le passé », remarque Alexandre Florentin, qui présida la mission d’information et d’évaluation Paris à 50 degrés l’an dernier. « Veillons cependant à ne pas instrumentaliser ces auteurs de SF », prévient l’anthropologue Olivier Wathelet, l’un des membres fondateurs de Making Tomorrow.

Il ne s’agit pas de faire de l’animation d’équipe avec des ateliers amusants. « C’est leur vision créative et poétique qui nous est précieuse. Aux décideurs, ensuite, d’être à la hauteur de ce qu’ils proposent ». Ces auteurs d’un genre considéré comme populaire donc secondaire, désormais mis en lumière, pourraient-ils « changer le monde » ? Et si le vrai changement commençait par là ?


Lorraine Rossignol. Télérama n° 3877. 01/05/2024


2 réflexions sur “Le demain-futur !

  1. bernarddominik 02/05/2024 / 9h16

    Jusqu’à maintenant la science fiction n’a fait que du roman. Ses idées sont restées de la fiction. En 2000 les voitures devaient voler et l’homme voyager dans le cosmos. On n’a toujours rien vu de ça mais le smartphone s’est imposé et aucun auteur de SF l’a prévu, pas plus que la voiture électrique.

  2. Pat 02/05/2024 / 19h48

    Je ne suis pas tout à fait d’accord avec mon collègue précédent. Je crois qu’au contraire la SF influence énormément la recherche et dans un sens aussi positif que pernicieux quant il s’agit par exemple de créer des robots, des véritables Avengers porteurs autant de destruction que d’aide à l’humanité. Et de toutes façons le défi de l’IA sera celui d’une évolution dans un sens favorable à l’homme. La science n’a guère d’imagination. Ce sont les génie d’anticipation qui ouvrent des voies.

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