D’accord ou pas ?

Attention cet article est daté de mai 2023. Il insupportera certains et trouvera echo auprès d’autres. MC

Retour sur les mouvements  » contre le projet de retraite  » du gouvernement, pourtant passé via des 48.3 et un pseudo vote du Sénat.


Quand un pouvoir en est à redouter des casseroles, des bouts de papier rouges et des sifflets, c’est qu’il est au bord de tomber. Est-on fondé à se dire. Et pourtant il tient. Il tient parce que des institutions totalement vicieuses le lui permettent. Parce que toute moralité politique, tout ethos démocratique, l’ont abandonné. Parce qu’il est aux mains de forcenés qui n’ont plus aucune idée de limite.

Il tient aussi parce que les conducteurs du mouvement – pour parler clair, l’Intersyndicale – n’ont pas eu le début du commencement d’une analyse de l’adversaire, et persistent dans une stratégie désormais avérée perdante – on n’avait d’ailleurs nul besoin de passer quatre mois à le vérifier : on pouvait le leur dire dès le premier jour. Les stratégies de la décence démocratique, par la seule manifestation paisible du nombre, échouent là où, en face, il n’y a plus que de l’indécence démocratique.

Partie pour perdre

Comme il était clair depuis ce même premier jour à qui n’avait pas envie de se raconter des histoires pour enfants, l’Intersyndicale était partie pour perdre. C’est bien ce qui l’a rendue si sympathique aux yeux des médias. Quand elle se penche sur les forces de gauche, la presse bourgeoise n’a d’yeux et de sentiment que pour celles qui sont de droite ou pour celles qui sont perdantes. C’est une loi absolument générale que la presse bourgeoise est une instance de consécration négative.

La chose vaut en matière de littérature, de pensée, d’art, comme en politique : ceux que la presse bourgeoise bénit, par là on connaît leur « valeur », et aussi leur destin — entre innocuité, phagocytose et renégation. La condition nécessaire de l’espoir, d’une perspective, c’est de se diriger vers ceux qu’elle exècre.

La presse a d’emblée adulé l’Intersyndicale Berger. Son sort était scellé. Avec Laurent Berger, le conflit social s’était doté d’un étonnant leader. Un leader capable de prononcer une phrase aussi avariée que « La gauche s’est fait piéger dans l’idée que le travail est un lieu d’exploitation et d’aliénation » — à l’époque du capitalisme le plus furieux, le plus destructeur, qui s’est donné pour nouvelle frontière le travail des vieux jusqu’à la mort, et y ajoutera bientôt celui des enfants ! Un leader de conflit qui hait le conflit. Et n’était par conséquent déterminé à aucun affrontement d’aucune autre sorte que symbolique.

Tragique erreur : les démonstrations symboliques n’ont d’effet qu’auprès de protagonistes sensibles aux démonstrations symboliques. Et sinon, elles sont grotesquement inefficaces.

C’était pourtant le mouvement imperdable.

Une conjonction comme on n’en avait jamais vue : une réforme inique, indéfendable, un pays exaspéré de la destruction néolibérale, un président haï, un pouvoir d’une brutalité qui indigne le monde entier, des sondages d’opposition à des niveaux inouïs, une colère noire partout, accumulée depuis des années. […]

Contrairement à ce qu’on pourrait penser, on ne passe pas sans solution de continuité d’un affect de colère noire, fût-il à l’échelle du pays entier, à un mouvement social gagnant. Il y faut un opérateur de conversion : c’est-à-dire un pôle capable de convertir un affect commun, ici d’une rare intensité, en une force politique effective. C’était la responsabilité de l’Intersyndicale, et c’est son échec.

[…] L’enjeu était même plus grand encore : poser une victoire de gauche, seule à même d’enrayer la dynamique de fascisation à qui toutes les colères profitent autrement. Or, l’Intersyndicale aura été la fabrique de l’impuissance. Elle a certes produit le nombre, mais du nombre vain, du nombre inutile — du nombre qui perd.

Et pourtant, le nombre ne se résigne pas à perdre. Les casserolades sont devenues le symbole admirable de cette combativité qui ne désarme pas. Paradoxe (ça n’en est pas un) : on y retrouve bon nombre de syndiqués, de la CGT, de Sud, en cherchant bien on y dégoterait même un peu de CFDT. Les casserolades c’est la vraie Intersyndicale : l’Intersyndicale par le bas.

[…] on « n’y va pas », ou on « n’ira plus », si on se sent seuls à y aller, et surtout s’il n’existe aucun débouché, aucune perspective stratégique de victoire pour soutenir la mobilisation dans le temps. Alors, logiquement, l’effort s’étiole, et les casserolades séparées s’éteignent les unes après les autres.

La faute la plus impardonnable de l’Intersyndicale, c’est de n’avoir à ce point rien fait d’une telle abondance d’énergie politique — c’est d’avoir failli comme pôle de la mise en forme stratégique. […]

La grève reconductible (solution logique, solution refusée)

La solution polaire, la solution de puissance coalisée était évidente — en fait, il n’y en avait qu’une : la grève, sinon générale, du moins aussi étendue que possible et reconductible.

C’est bien ici que se fait connaître et le pouvoir et la responsabilité du pôle : la coordination — encore. Définitivement échaudés par « la grève par procuration » de 2010, qui avait vu certains d’entre eux se lancer pour se retrouver isolés et abandonnés, les secteurs maintenant se regardent les uns les autres en attendant pour bouger une garantie que tous bougeront. Seul un « centre » peut la leur offrir… pourvu qu’il parle. Et même qu’il parle fort, quand il faut venir à bout du souvenir de tant de conflits perdus, de tant de « sorties » pour rien.

Mais le centre est resté muet, ressassant lui-même la complainte de l’inanité des « appels dans le vide ». […]

Quand on est un pôle, on sait qu’on fait de la politique. Donc qu’une initiative risque toujours d’échouer. Mais aussi qu’il se présente des situations où le risque en vaut néanmoins la chandelle. C’était le cas. Au moment du 49.3, la colère est portée à un point d’incandescence. La fenêtre s’ouvre. Les énergies sont décuplées, se cherchent des points d’application. Les manifs nocturnes fleurissent spontanément, les rues de Paris sont en flammes […]

Jamais de telles conditions n’avaient existé pour qu’un appel, lancé depuis le pôle, ait autant de chances d’être entendu. Un appel clair et puissant, résolu, qui dise l’armement des caisses de grève, la nécessité et la possibilité que les énergies salariales se donnent une forme coalisée dans le grand débrayage, qui dise surtout que la grève soutenue, coordonnée à grande échelle, a les plus grandes chances de faire plier le camp d’en-face, que cet effort-là ne sera pas vain comme les journées passées à arpenter.

Mais l’Intersyndicale est Berger. Et il n’ira pas au-delà de la gesticulation symbolique. Car il est bien élevé. Et nous constatons, une fois de plus, à quoi conduit de se soumettre aux médias comme arbitres des élégances : à la défaite. Mais à la défaite avec les félicitations du jury. Alors on peut rentrer content de soi à la maison.

Eh bien non, il n’y a pas de quoi être content. Perdre avec le respect de la bourgeoisie, c’est perdre deux fois : avec les honneurs de la bourgeoisie, en plus d’avoir été défait. Et en ayant oublié Flaubert : « les honneurs déshonorent ».

[…]


Frédéric Lordon. Le Blog du Monde Diplomatique. Source (lecture libre)


NOTRE AVIS : Si ce mouvement de masse n’a pas obtenu de résultat face à un gouvernement habile dans l’utilisation d’un découpage de la loi, non discutions et de  » passages  » en 49.3 de textes à Assemblée nationale, d’un vote « arrangé » au Sénat… c’est en très grande partie à cause de la CFDT, Laurent Berger prégnant sur l’intersyndicale, tout en n’excluant pas le rôle de la CGT, ni des partis politiques.

À rester  » dans les clous « , sans doute redoutant les débordements civils, les manifestants n’ont rien obtenu alors que cette loi inique pouvait faire basculer la société en place, gouvernement compris.

MC


4 réflexions sur “D’accord ou pas ?

  1. BernardDominik 26/09/2023 / 17h17

    À vrai dire quand quelqu’un ose parler du travail des vieux jusqu’à la mort, on a compris que c’était un extrémiste habitué à l’exagération. Avec ces gens ça ne sert à rien de discuter effectivement pour eux le travail, c’est l’aliénation et l’exploitation, et ils ne comprennent pas ce que cela signifie au-delà des mots. Si on se met tous en longue maladie, on va tous mourir de faim.
    Cette évidence leur échappe

  2. Ancre Nomade 27/09/2023 / 10h10

    Lordon a raison.
    Déjà en 95, le MD se faisait l’écho des leçons à tirer pour les syndicats de leur capacité à enfoncer le clou.
    Jamais cela n’a été fait.
    Ils sont restés à l’écart du mouvement des gilets jaunes qui étaient une première alerte pour le gouvernement.
    La proposition de grève reconductible, hélas, ne fait plus recette chez les travailleurs : desabusés, appauvris, et surtout sans historique intime d’un mouvement social de lutte.
    Macron est très fort, mais il tire cette force de notre impuissance.
    Merci Michel pour ce partage.

    • Libres jugements 27/09/2023 / 10h52

      Merci Jean-Marc, d’abord pour ton commentaire, ensuite pour parcourir ce blog.
      Cordialement
      Michel

  3. rblaplume 01/10/2023 / 16h13

    En effet, ce type de discussion existe sûrement depuis que les luttes syndicales et/ou politiques se vivent dans notre pays. Dans les cortèges, la résignation n’était pas de mise lors des premières manifestations. Mais le temps passant, un sentiment d’impuissance parcourait les rangs des manifestants. Il apparaissait qu’aucun débouché politique ne se dessinait. L’intersyndicale conduite par deux leaders en fin de mandat a policé le combat de manière à apparaître, face à l’opinion publique, comme une structure composée de femmes et d’hommes responsables. Cet exercice fut réussi mais le coût en termes d’efficacité syndicale risque d’être élevé !
    En leur temps, les gilets jaunes ont rappelé à tout un chacun que le combat politique n’était pas vain. Toutefois, cette « révolte » n’a pas permis à l’action des partis institutionnels de se traduire par la mise en cause de la politique économique libérale du Président de la république sous la tutelle de l’Union européenne. Les élections de 2022 ont entériné un divorce entre une certaine France et une strate de citoyens dits privilégiés . Puis les manifs de 2023, pour essayer de contrecarrer un pouvoir minoritaire, mais nantis des mécanismes constitutionnels, n’ont pas pu mettre en échec le gouvernement . Nous n’avons pas assisté à une défaite des ultras libéraux mais à la constitution, au Parlement, d’un bloc encore plus élargi (macronistes, LR, RN) . Ces tenants du démantèlement de notre modèle social et de cette république démocratique et sociale ont consolidé leurs influences . Oui, la lutte est un combat qui nécessite de s’inscrire dans l’histoire longue d’un pays. Chaque défaite mérite que l’on en tire des enseignements sans faire l’économie de théoriser que l’adversaire ne renonce jamais ! Monsieur Lordon est un membre éminient des Economistes attérés, orateur et conférencier écouté, notamment à Paris, lors du mouvement « Nuit debout ». Mais pour pour conduire une levée en masse des damnés de terre, de nos jours, il en faut plus !

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