… ou le choix de la culture par les autorités via l’octroi ou non, de subventions…
On ne le croirait pas spontanément, mais aller faire un tour sur le site du ministère de la culture n’est pas entièrement synonyme de perte de temps.
[…] le site du ministère irradie la modernité doublée comme il se doit d’une sorte de « bienveillance » qui n’est pas uniquement une affirmation obstinée de niaiserie. En affirmant sans se lasser (on ne compte plus les occurrences) qu’il « accompagne » et « soutient », il transforme la mission de service public en aide paternaliste, il devient un « aidant » qui maintient charitablement des nécessiteux soigneusement triés.
Alors qu’avec l’argent public mis au service des industries dites créatives, là, on n’est plus dans le « soutien », mais dans l’innovation… Et l’innovant, c’est rentable. Y compris du côté de la si floue « démocratisation culturelle ». Car tout le monde pourra s’immerger. C’est du direct, du « sensible », du ludique.
Exemple prôné par la ministre : la Biblioquête, « pour inciter les 8-12 ans à lire les grands classiques de la littérature française. C’est un projet de réalité augmentée pour immerger les lecteurs dans un monde onirique fictif où ils alternent entre les moments de lecture et de jeu vidéo ».
Indépendamment du fait qu’on lit de toute façon assez rarement les « grands classiques » à cet âge tendre (mais il sera captivant de voir quels sont les classiques retenus), la démarche a le mérite de la clarté.
La lecture, c’est trop dur, le jeu vidéo, c’est trop beau. Autre version : la lecture, c’est élitaire, le jeu vidéo, c’est populaire. C’est donc par souci d’égalité qu’« On a besoin d’une révolution marketing de notre offre culturelle ». Une offre qui devra faire dans le démocratique, autrement dit dans ce qui se vend.
C’est une tendance lourde. Qui est en train de se banaliser. De se légitimer. De se « naturaliser ».
Un exemple. Discret, et tout récent.
Chaque année au mois d’octobre, la Halle des Blancs-Manteaux à Paris accueille une manifestation unique en son genre en France et sans doute dans le monde : le Salon de la Revue, organisé par l’association Ent’revues, qui est subventionnée notamment par le Centre National du Livre (CNL), dépendant du ministère.
Or, l’avenir semble menaçant et pour le Salon, et pour les revues. Il est difficile de savoir ce qu’il en est avec précision, Ent’revues n’apparaît guère sur le site, sinon à l’occasion de l’annonce du Salon (qui n’a pas eu l’honneur d’être mentionné en 2023), quant à sa subvention, on n’en a là aucun écho. En revanche, ce qui est énoncé avec clarté, c’est que le « soutien » du CNL va à ce qui « s’adresse à un large public », aux revues « accessibles à un public de non-initiés qui publient des textes de création et / ou des articles de fond de qualité ».
Donc, il faut plaire aux non-initiés. Le terme est frappant : les contributeurs et lecteurs de revues spécialisées formeraient une secte — synonyme d’« élitaire » ? L’idée est frappante : que les initiés se débrouillent pour se financer, et s’ils n’y parviennent pas, tant pis.
Il semble bien qu’effectivement, l’argent public a comme tendance à ne plus vouloir « soutenir » certaines revues. Si le tirage est trop faible, s’il n’y a pas assez de numéros par an, si les ventes sont fluettes, etc., la subvention baisse ou s’évapore. Classique. Il faut être visible. Être repéré. Mais par qui ? […]
Dans cette logique, des revues vont disparaître. D’abord les plus « marginales ». Puis d’autres, qui le sont moins. Mais qui ne sont pas assez « faciles ». Sauf que… même ce qu’on ne lit pas nous est obscurément enrichissant. Parce que les curiosités, les savoirs, les questionnements, les aventures intellectuelles circulent un peu mystérieusement, y compris en dehors des relais officiels, en dehors des palmarès.
S’il ne reste plus que le calibré, on est prêts pour laisser l’IA, autrement dit des algorithmes idéologiques, penser et rêver pour nous. […]
Evelyne Pieiller. Le blog du « Monde diplomatique ». Source lecture libre
Les revues devraient au contraire se multiplier, même en petit tirage, pour permettre ce brassage de pensée, et ouvrir à un nombre croissant d’auteurs.