Espèces menacées

Quand on souffre de lubies militaires, mieux vaut avoir les moyens.

Surtout si le cas s’alourdit de pathologies telles que fièvre conquérante, obsessions dominatrices et autres complications. On est alors en proie au besoin compulsif d’envahir des territoires et donc de mater leur population, généralement d’humeur maussade sur le moment. Après quoi il faut maintenir durablement son emprise en pays conquis, y imposer sa loi, l’exploiter copieusement, empêcher toute velléité de révolte et, si ça ne marche pas, écrabouiller les rebelles sans mollir.

Bref, des emmerdements à n’en plus finir. Force est donc de recourir à des intervenants spécialisés connus sous le nom de « soldats », lequel nom dit bien ce qu’il veut dire : ces gens-là attendent une solde. C’est là qu’on voulait en venir (et ça fait bien plaisir qu’on y arrive enfin).

On n’est pas des bœufs

Prenons un exemple tout à fait au hasard : l’Empire romain, disons en 115 après les galipettes de Marie avec l’ange Gabriel alors qu’il atteint son extension maximale. L’empire romain, pas l’ange Gabriel. Pour dire, il s’étend de l’Arabie à l’Angleterre et de la Baltique au Sahara, Pfaffikon y compris. Pour contrôler tout ça, il dispose d’environ 450000 troufions, toutes affectations confondues : légionnaires et auxiliaires, cavaliers, frondeurs, marins et compagnie, avec bien sûr tout un lot de plus ou moins hauts gradés.

La solde de base est de 300 bœufs par tête et par an, mais un bête centurion en touche déjà 5000, un centurion supérieur 25000 et un général les dieux savent combien. Au terme de calculs longs et compliqués, on obtient un total annuel de 200 millions de bœufs (à une vache près) pour payer l’armée. C’est bien ce qu’on disait d’emblée, il faut avoir les moyens. Sans compter que ça pose de sérieux soucis d’intendance. Imagine-t-on seulement la quantité de fourrage, de bouse et de mouches que ça représente ?

A ce stade les perdants s’étranglent sans doute en chœur : « Qu’est-ce que c’est que ces grosses conneries ? » couinent-ils (en un langage peu élégant qui ne les honore pas, disons-le), « les Romains ne payaient pas en bœufs, mais en pièces de monnaie ! » On rétorquera qu’évidemment, mais qu’on cherchait précisément à montrer tout l’avantage de la devise métallique sur le bœuf, lequel servait couramment de monnaie d’échange avant l’invention des sous. Bref, puisqu’il faut tout expliquer, il y a lieu de relire le paragraphe précédent en remplaçant « bœufs » par « deniers d’argent », voilà. Ce n’est pourtant pas compliqué.

La monnaie, donc, fut inventée en Asie mineure environ 560 ans avant le susdit batifolage. Et plus tard, à l’époque romaine, elle avait supplanté le troc pour toutes les transactions ou presque, qu’il s’agit d’acheter du vin, de rémunérer une passe ou de payer les troupes. Elle marquait aussi l’autorité de l’État en diffusant partout le portrait de l’empereur ou de son épouse, ce qui par effet secondaire dictait la dernière tendance capillaire. Cette portée-là du monnayage a disparu et tant mieux, sachant qu’Alain Berset est président.

La clé du bonheur, sauf pour ces salauds de pauvres

Quoi qu’il en soit, la monnaie a simplifié la gestion salariale, favorisé le commerce et rendu possible le triomphe ultérieur du capitalisme, source de progrès et de bonheur universels sauf pour les démunis et les employés de Credit Suisse.

C’est dire s’il est déplorable qu’après 2500 ans de bons et loyaux services, la monnaie son­nante et trébuchante soit désormais rejetée par un nombre croissant de prestataires, voire par des pays entiers, qui jouent à cache-cash en ne tolérant plus que les transferts virtuels par carte de crédit, Twint et autres avatars.

Ce qui exige des bidules, donc de l’électricité. D’où blocage intégral et gabegie complète à la moindre panne de courant. Ça arrive, et ça pourrait arriver de plus en plus. Paradoxalement, pour se passer de liquide, il faut du jus.


Laurent Flutsch. Revue Vigousse. 13/10/2023


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