Du point de vue humain, il existe des animaux plus sympas que d’autres.
Le caniche, par exemple, est volontiers considéré comme plus aimable que le cobra cracheur, qui refuse de donner la papatte. Ce reptile entre donc, selon la perception subjective d’Homo sapiens, dans la catégorie des sales bêtes. Il y côtoie des engeances telles que la tique, le scorpion, le crocodile ou l’endive (que certaines théories rangent parmi les espèces végétales, mais on n’en pense pas moins).
À l’opposé, le registre des animaux jugés satisfaisants, voire dignes d’éloges, comprend ceux qui obéissent, ceux qui sont câlins, ceux qui ronronnent sur le canapé, ceux qui sont mignons, ceux qui sont rigolos, ceux qui sont utiles. Parmi ces derniers, citons le cheval, l’abeille, le lama, le poulet, le thon et le bœuf bourguignon.
Enfin, comme rien n’est jamais simple dans cette chienne de vie, il faut qu‘un groupe complexe vienne brouiller stupidement le beau classement élaboré ci-dessus celui des espèces hautement bénéfiques, mais auxquelles l’humain ne réserve qu’indifférence ou mépris. Ainsi en est-il du lombric ou des diverses formes de plancton, en particulier celle qui se présente en immenses bancs serrés de minuscules crevettes translucides et qu’on nomme « krill ». Comme c’est là qu’on voulait en venir, on y vient (et ce n’est pas trop tôt).
Bénédiction atmosphérique
Le krill, donc, d’un mot norvégien signifiant à peu près « menu fretin », est à la chaîne alimentaire marine ce que les fondations sont au gratte-ciel : on peut difficilement faire sans, du moins si on préfère éviter que tout s’effondre.
Les baleinoptères et autres cétacés, les phoques et les manchots en bâfrent par tonnes (du krill, pas des gratte-ciel). Mais outre cette vocation nutritive, le krill est une bénédiction atmosphérique et climatique. C’est qu’il consomme goulûment les algues bourrées de carbone qui barbotent en surface, puis déféqué lé tout en l’envoyant par le fond.
Ainsi sont très efficacement neutralisés 23 millions de tonnes de carbone par an, soit les émissions de 35 millions d’automobiles. C’est plutôt avantageux, d’autant que c’est gratuit. Mais voilà que ces affables petits crustacés sont menacés par « l’intelligence humaine », comme disent les plaisantins.
Ayant tant surpêché qu’il a méchamment raréfié les poissons sauvages, le primate en question multiplie les aquacultures intensives pour y élever notamment des saumons et des crevettes.
Qu’il engraisse avec quoi ? De la farine de poisson, et de la poudre de krill.
Dont la pêche, en Antarctique jusque-là épargné, bousille les écosystèmes en affamant la faune marine, ce qui n’arrange rien à rien. Ainsi vend-on dans nos supermarchés du saumon d’élevage prétendu « durable », avec label « écoresponsable » et tout le toutim, gavé de krill pillé aux antipodes et dont les étiquettes ne font pas mention. Futé.
Crevettes sur le krill
Toujours inventifs dans l’art du profit, les industriels ont flairé le bon filon. Exploitant désormais le krill à toutes les sauces, ils en mettent par exemple dans les aliments pour animaux de compagnie. Plus juteux encore : pour une clientèle soucieuse de son bien-être (et prête à y mettre le prix), les compléments alimentaires riches en oméga 3 sous forme d’huile de krill antarctique, ou de gélules du même tonneau, sont très en vogue. En pleine croissance, ce marché devrait dépasser les 900 millions de dollars en 2026. C’est dire si c’est chic.
Résultat : sans faire cas d’accords arrachés voici quatre ans pour limiter un peu la pêche au krill en Antarctique, la surexploitation s’intensifie, avec ‘dé vilains effets pour la biodiversité et le climat. On en déduit que pour la plupart des autres espèces, le singe humain est sans doute à classer dans la catégorie « sale bête ». Et que pour tout acheteur sensé qui rechigne à la destruction imbécile de ressources naturelles vitales, le krill ne paie pas.
Laurent Flutsch. Revue Vigousse. 13/10/2023