La réputation

Pendant un an, Laure Daussy a enquêté…

sur la condition des jeunes filles dans la ville de Creil et sa région.

C’est là, à Creil, que, en 2019, la jeune Shaïna, 15 ans, a été tuée et brûlée vive par son petit ami, dont elle était enceinte. Laure Daussy publie La Réputation. Enquête sur la fabrique des « filles faciles », aux éditions Les Échappés. Elle raconte à Charlie le poids de la réputation qui pèse sur les filles qu’elle a rencontrées. 

CHARLIE HEBDO : En 2019, tu décides d’enquêter sur la mort de Shahn, une adolescente tuée dans des conditions terribles au PlateauRouher, à Creil (Oise). C’est ce qui t’amène à publier La Réputation.

Laure Daussy : C’est le point de départ de ce livre, l’histoire de cette jeune adolescente, Shaïna, qui a vécu tout ce qu’une jeune femme peut vivre de pire. Elle a été agressée sexuellement à l’âge de 13 ans, puis, à 15 ans, elle a été poignardée et brûlée vive par son petit ami, alors qu’elle était vraisemblablement enceinte de lui.

Ce féminicide est en partie la conséquence de la rumeur qu’on avait propagée sur elle, puisque, après l’agression sexuelle, ses bourreaux ont diffusé dans toute la cité l’idée qu’elle était une « fille facile ». C’est ce qui a conduit le meurtrier à se rapprocher d’elle. Et c’est pour protéger sa propre image qu’il a choisi de la tuer, quand il a appris qu’elle était enceinte de lui.

Et en allant à Creil, tu t’es rendu compte que cette histoire de réputation n’était pas du tout spécifique à Shaïna ou à ce quartier. Cette réputation, soit les filles en ont une, soit elles craignent d’en avoir une…

En discutant avec des amies de Shaïna, puis avec d’autres habitantes de Creil, je me suis rendu compte que beaucoup d’entre elles vivaient, elles aussi, avec cette épée de Damoclès au-dessus de leur tête : avoir une « mauvaise réputation ». J’ai voulu leur donner la parole et comprendre comment on en était arrivé là.

Que t’ont dit les femmes et les jeunes filles que tu as rencontrées ?

Elles m’ont raconté qu’elles vivent sous le contrôle et la surveillance constante de certains groupes de garçons. C’est une attention de tous les instants dans leur vie quotidienne. Elles se doivent de faire attention à leurs vêtements, à leur attitude, à leurs fréquentations.  

L’une m’a raconté ne plus s’habiller en robe de peur d’être catégorisée « fille facile », d’autres m’ont expliqué qu’elles prenaient garde à ne pas se promener dans la rue avec un garçon, même s’il ne s’agit que d’un ami. Et elles doivent se cacher quand elles ont un petit ami.

Tu écris dans ton ouvrage que, lorsqu’elles parlent des garçons, Les filles les désignent souvent comme « eux ». Pourquoi?

Oui, ces jeunes femmes désignaient les garçons par un « eux » très générique, un peu comme une masse informe qui planait au-dessus d’elles. J’ai donc voulu y consacrer un chapitre pour comprendre qui se cache derrière ce « eux ». Je me suis entretenue avec plusieurs de ces jeunes hommes, pour comprendre pourquoi ils fonctionnent ainsi.

Je tiens à préciser aussi que j’ai rencontré des garçons qui déplorent cette situation, qui leur porte tort à eux aussi, finalement.

Pour ceux qui entretiennent ces rumeurs, c’est une sorte de fonctionnement en vase clos, c’est la loi du groupe qui prévaut. Il s’agit d’une minorité, mais ils ont un pouvoir de nuisance assez important. Les propos de l’un d’entre eux m’ont particulièrement marquée, un père de famille de 40 ans qui m’a dit : « Moi, en tant que père de famille, je préfère que mon fils soit en prison plutôt que ma fille soit considérée comme une traînée. C’est ma propre réputation de père qui est en jeu. »

Sa réputation dépend donc de celle de sa fille, de ce qu’elle fait avec son corps?

On a l’impression que le corps des filles appartient à ces groupes de garçons qui s’autorisent à leur expliquer comment elles doivent se comporter. C’est relatif à la question de l’honneur, à la pureté des filles. L’un d’entre eux m’a dit : ((La femme est un bijou, mais lorsqu’il est rayé, c’est toute la famille qui est déshonorée. »

Je trouve cette explication très révélatrice et intéressante par son ambivalence : on met les femmes sur un piédestal, mais lorsqu’elles en tombent, lorsque ce « bijou » est « rayé », selon leurs critères, alors c’est tout un « clan » qui est entaché, et elle n’est plus digne de respect.

Ces situations perdurent alors même que le mouvement #MeToo est venu libérer la parole des femmes et des filles sur les violences sexuelles et sexistes. Comment l’expliquer?

J’ai été très surprise de découvrir que beaucoup de jeunes à qui je m’adressais ne connaissaient pas le mouvement #MeToo! Au départ, j’ai cru à une blague, mais j’ai compris que ce n’était pas le cas. Cela montre l’ampleur d’une fracture dans notre société, qu’il y a vraiment des bulles différentes, notamment sur Internet, et des informations qui ne parviennent pas auprès de certains milieux et certains territoires.

 #MeToo, c’est un formidable mouvement de libération de la parole, mais encore faut-il avoir la possibilité de parler et d’être écoutée. Ces filles n’ont pas eu accès à la parole publique, elles n’ont pas écrit de livre sur les violences qu’elles ont subies : c’est aussi pour ça que c’est important de leur donner la parole.

Et la justice, comment gère-t-elle ces situations de harcèlement, voire d’agressions sexuelles?

Il faut rappeler que Shaïna a réagi de la meilleure manière possible en tant que victime : elle est allée porter plainte le jour même, avec sa mère. Or la police et la justice n’ont pas su la protéger, l’instruction a mis beaucoup de temps, ce que, fait assez rare, le procureur a même reconnu. I

l m’a expliqué qu’on ne pouvait pas évacuer l’hypothèse selon laquelle, si le procès pour agression sexuelle avait eu lieu plus tôt, Shaïna serait encore vivante !

J’ai recueilli un autre témoignage. Celui d’une adolescente qui a porté plainte pour un viol commis, selon elle, par un camarade de classe dans l’infirmerie de son établissement. Eh bien, le suspect n’a toujours pas été entendu par la police, un an et demi après les faits.

Le procureur lui-même reconnaît que c’est assez long, mais assure que l’enquête est en cours. Entre-temps, que s’est-il passé ? La jeune fille a dû changer de lycée parce que, elle aussi, devenait la proie de rumeurs et de dénigrement de la part de proches du suspect.

Est-ce qu’il y a une rencontre en particulier qui t’a marquée ?

Je me souviens d’une conversation inattendue avec une femme qui travaillait à l’accueil d’une des structures sociales de la ville. Je lui explique le sujet de mon livre, et la jeune femme enchaîne en m’expliquant qu’elle-même a été victime de ces rumeurs. Elle me dit : « Depuis l’adolescence, je suis considérée comme une « pute », parce que, un jour, un garçon, dont je n’ai pas voulu, a voulu se venger de moi. À chaque fois que je passais dans la cité, il m’insultait. Et même le jour de mon mariage, on a appelé mon fiancé pour lui dire : « Attention, c’est une pute ! » »

Après cette année d’enquête, peux-tu nous dire ce qu’est, finalement, une « fille facile » ?

C’est un terme que je n’avais jamais autant entendu avant de me rendre à Creil, un terme extrêmement archaïque, que je croyais tout à fait dépassé. L’expression est d’abord profondément sexiste : on ne parle jamais de « garçon facile » ! Cela montre combien certains attendent encore des comportements différents pour chacun : la fille se doit d’être discrète, elle se doit de refuser par principe lorsqu’un garçon la drague, alors que le garçon, à l’inverse, se valorise en étant dans la conquête et en ayant des rapports sexuels.

Une fille facile, c’est une fille qui ose être libre, qui ose juste avoir un petit ami, vivre sa vie normalement, s’habiller comme elle le souhaite. Mais on est qualifiée de « fille facile » aussi par vengeance, si on refuse de sortir avec un garçon. Ça ne repose absolument sur rien, ce n’est qu’un outil de représailles et de contrôle.

La fille facile, finalement, c’est en même temps celle que l’on convoite et celle que l’on méprise. Parce qu’au fond les garçons préfèrent quand même une « fille facile » qu’une fille qui refuserait toute avance. Mais si elles acceptent, elles sont immédiatement dévalorisées à leurs yeux.

Quoi qu’elles fassent, les filles ont toujours tort.


Propos recueillis par Jean-Loup Adénor. Charlie Hebdo. 11/11/2023


4 réflexions sur “La réputation

  1. Bernard 18/10/2023 / 8h36

    C’est l’introduction de la culture musulmane intégriste dans les cités et il serait bien que l’auteure en parle.

    • Libres jugements 18/10/2023 / 11h18

      Ce qui porte aujourd’hui le nom de Khalifa était nommé dans ma jeunesse : « bande du quartier » … du bas de la côte, de la Gravière, des cités… etc.
      Mais le résultat n’était pas le même concernant l’éducation et le respect des filles, d’autant qu’à mon époque les écoles de filles, école de garçons étaient bien séparées. Le « respect des filles » était différent pour une grande part issue de l’éducation de la société de la fin du 19e, début du XXe siècle, celle d’avant la guerre 40-45, où les filles devaient arriver à la nuit de noces vierges, farouchement encadrée par des mères respectueuses d’un catholicisme d’un autre âge.
      Dans le même temps le vieux con que je suis aujourd’hui ne connaissais pas adolescent — Faute d’éducation tant familiale que scolaires — ce qu’était la sexualité — point de réseaux sociaux, de vidéo pornos diffusés (YouTube et autres), les livres inexistant sur la sexualité, quant aux livres érotiques, ils ne se trouvaient ni dans les librairies, ni dans les bibliothèques ou alors bien cachés d’autant qu’ayant frères le corps féminin était une énigme.
      D’autre part la télévision (presque inexistante dans les foyers), les « Actualités » avant les projections des films dans les cinémas ne « balançaient » n’importe quelles informations, ni ne produisaient des reportages sur des faits divers concernant les relations femmes, hommes — interview de prostituées, de femmes battues, violées – événements – qui devaient exister malgré tout, mais qui n’étaient relatés que dans certains hebdomadaires très particuliers.
      Il a fallu attendre les films américains « reflétant » le mal-être sociétal de la jeunesse pour commencer à apercevoir que l’adolescence française tentait à copier le genre des bandes de « Taxi Driver », « la fureur de vivre », etc. Les films de violences : guerres en dehors des Westerns n’existaient qu’au travers des actualités au demeurant édulcorées.
      Rappelons aussi que de mon temps — toujours le vieux con — le service militaire favorisait la mixité humaine et sociétale. Dans le même temps la guerre en Indochine et surtout en Algérie étaient très présentes avec son lot de décès honorés dans les villages venant grossir les stèles des monuments aux morts pour la patrie. La fin de l’adolescence ne se passait pas sans contrainte ni angoisse de l’avenir. Le retour à la réalité après le service militaire devenait un engagement familial quelque peu rassurant.
      Pour répondre à ta question abruptement Bernard je ne pense pas que ce soit uniquement l’introduction – la promulgation, le prosélytisme – de la culture musulmane qui soit uniquement l’auteur du désordre sociétal français parmi la jeunesse, jeunesse qui se prolonge hélas bien au-delà de ce qu’il est convenu d’appeler les trentenaires. Par contre, je ne dis à aucun moment que ce n’est pas une des causes.

      Une réponse un peu longue certes, mais qui se doit être également un mode de réflexion dans un certains nombres de foyers.
      Amitiés
      Michel

  2. Pkmundo 18/10/2023 / 13h06

    NICE POST 💖

    • Libres jugements 19/10/2023 / 14h49

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