Longtemps assimilés à l’univers de la domesticité, les gardiens d’immeuble aspirent à faire leur métier, rien que leur métier.
Une gageure pour cette profession, féminisée et peu syndiquée, à qui l’on demande toujours plus : se tenir à la disposition des copropriétaires dans les beaux quartiers ; œuvrer à l’accompagnement social et au maintien de l’ordre dans les banlieues populaires.
De la rue Oberkampf, dans le XIe arrondissement de Paris, on peut entrapercevoir à travers une grille, dans la cour pavée, la loge de Mme Natalia Teixeira Syed. La devanture est bordeaux, la porte vitrée ; un discret panneau métallique bleu marine indique : « Gardien ». Dans l’entrée exiguë sont entreposés un aspirateur et des produits ménagers. Sur la table basse du salon, le téléphone portable de la gardienne d’immeuble de 45 ans vibre.
L’écran affiche « casa portuguesa » (« maison portugaise »). Une fois par an, au mois d’août, elle rend visite à sa famille. Avant l’été, elle doit trouver une remplaçante pour éviter que les courriers s’amoncellent et attirent l’attention des cambrioleurs, nourrir les chats des résidents, arroser leurs plantes, etc.
Pour accomplir ses tâches — nettoyer les parties communes, sortir les poubelles, accueillir les entreprises de travaux, etc. —, Mme Teixeira Syed dispose d’une grande autonomie. Elle touche chaque mois 1 230 euros net, un salaire qui a peu progressé depuis le début de sa carrière. Son contrat, lui, fixe des horaires — de 7 h 30 à 12 heures, puis de 15 h 30 à 19 heures —, en réalité très théoriques : « Ce sont les horaires d’ouverture de la loge. Mais vu que je suis là tout le temps, je ne peux vraiment pas m’y tenir, parce que maintenant on a beaucoup de colis. »
Amazon, UPS ou DHL en apportent sans cesse depuis quelques années. Ignorant l’affichage des horaires de la loge, les livreurs déposent même des colis le week-end. « Je sais très bien que pour les gars d’Amazon, ce n’est pas évident, précise Mme Teixeira Syed. C’est la course contre la montre. » Tandis que la gardienne nous explique comment elle doit « s’arranger au mieux », on toque à sa porte.
Une femme à l’accent anglais, qui travaille dans l’une des entreprises installées dans l’immeuble, s’étonne de ne pas avoir reçu la machine à café commandée une semaine plus tôt. Pourtant, la convention collective des gardiens d’immeuble ne prévoit pas qu’ils reçoivent les colis déposés contre signature par des sociétés privées, rappelle M. Eloy Fernandez, de la Confédération générale du travail (CGT). « Beaucoup les prennent pour se montrer serviables », constate-t-il.
Par ignorance ou volonté de bien s’entendre avec les résidents, de nombreux gardiens ne s’en tiennent pas aux tâches qui leur incombent. Or, comme le souligne Dominique Vidal, professeur de sociologie à l’université Paris-Cité, « dès lors qu’on leur demande tout un tas de services qui ne figurent pas au contrat de travail, il y a une part de domesticité dans le métier ».
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Promesse d’un contrat à durée indéterminée (CDI, 93 % des contrats de la branche) et d’un logement de fonction : le métier se transmet de génération en génération, sans doute parce qu’il reste attrayant. Le salaire varie toutefois sensiblement, en raison de son calcul fondé, pour les concierges logés, sur une grille qui attribue aux tâches à effectuer des « unités de valeur ». Un contrat de travail stipulera deux mille unités de valeur pour s’occuper des ordures ménagères, trois cents pour nettoyer les cours et les parkings, deux cents pour surveiller les ascenseurs, etc.
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Dans la loge de la rue Oberkampf, la concierge vit avec son mari et ses trois enfants : un simple rideau sépare les autres pièces du salon où elle dort, toujours habillée, prête à se lever en urgence parce qu’un résident ivre ne retrouve pas ses clés ou parce qu’une fête tardive occasionne un conflit de voisinage. Le contrat de Mme Teixeira Syed stipule d’ailleurs que « le salarié est assujetti à l’astreinte de nuit et devra dormir dans la loge, sauf pendant ses congés hebdomadaires ou annuels ».
Le départ à la retraite occasionne la perte du logement de fonction alors que les pensions versées demeurent faibles en raison de rémunérations modestes, sous couvert de compensations en nature.
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39 % des gardiennes et gardiens de la branche ont 55 ans ou plus (3). Pour cette population vieillissante, certaines tâches s’avèrent pénibles à exécuter.
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Lorsque Mme Teixeira Syed est arrivée dans son immeuble, il y a tout juste vingt-cinq ans, presque tous les bâtiments de la rue comptaient une gardienne. Aujourd’hui, elles ne sont plus que trois. Des sociétés de nettoyage passent généralement quelques heures chaque semaine, afin de laver les parties communes et ramasser les poubelles. La gardienne en ressent les conséquences.
Des livreurs lui déposent les paquets destinés à d’autres adresses. Des résidents d’autres immeubles lui proposent du ménage dans leurs parties communes, en plus de celui des prestataires. Dans son immeuble, les nouveaux propriétaires, plus jeunes, ont envisagé de la passer à mi-temps pour récupérer sa loge.
« On a une nouvelle génération qui acquiert des logements, qui a l’habitude de prendre un Uber, de se faire livrer par Amazon et qui préfère une boîte aux lettres aux gardiens afin d’économiser les charges », explique M. Rachid Laaraj, fondateur de Syneval, une entreprise qui accompagne les copropriétés souhaitant changer de syndic.
Le sociologue Jean-Marc Stébé fait, lui, remonter ce déclin à plusieurs décennies : en vingt ans, la région parisienne a perdu un quart de ses gardiens (5).
Le logement social n’est pas épargné par la tentation de l’externalisation, au moins partielle, du gardiennage. « Chez certains bailleurs, les gardiens ont été remplacés par des régisseurs », décrit un cadre du secteur. Dans les nouveaux immeubles de logements sociaux, relève Jean-Marc Stébé, « la loge tend à disparaître, pas forcément le concierge ou le gardien ». Mme Emmanuelle Copin, directrice générale de Paris Habitat, défend, elle, la « mission de service public renforcé » de ses 1 120 gardiens auprès de résidents en demande de présence humaine, à l’heure de la dématérialisation des services publics. Durant la pandémie de Covid-19, ils ont assuré une « veille sanitaire et sociale auprès des habitants les plus fragiles », avant de contribuer aux campagnes de vaccination.
Mme Hannen Kebdani, 37 ans, est employée de la Régie immobilière de la Ville de Paris (RIVP) dans le IVe arrondissement. « Les tâches qu’on nous demande ont énormément évolué en dix ans », raconte-t-elle derrière l’écran de son ordinateur, depuis sa loge dont la porte arrière donne sur son appartement.
L’informatisation des procédures, qu’il s’agisse des courriels aux locataires ou des bons de commande aux entreprises, a alourdi la charge de travail. Ces nouvelles missions ne donnent pourtant pas lieu à une augmentation de salaire. […]
Les incivilités donnent aussi du fil à retordre aux gardiens. Paris Habitat a mis en place, en 2018, des assermentations pour des employés volontaires, afin qu’ils puissent dresser des procès-verbaux. Environ quatre cents employés de l’office sont aujourd’hui assermentés, dont une majorité de gardiens. La RIVP vient de lui emboîter le pas. Ces mesures de verbalisation renvoient les gardiens du parc social à l’ancienne fonction d’encadrement des classes populaires. Une certaine conception du métier que met en évidence une moindre féminisation dans le social : alors qu’on compte 64 % de femmes parmi les 71 000 salariés de la branche (6), elles représentent 84 % des gardiens du parc privé parisien, contre 43 % à Paris Habitat.
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Timothée de Rauglaudre. Le Monde Diplomatique. Source (Extraits)
- Jean-Marc Stébé et Gérald Bronner, « Figure et métamorphoses des concierges », Les Annales de la recherche urbaine, n° 88, Paris, décembre 2000.
- Dominique Vidal, « Les concierges d’origine portugaise à Paris et l’épidémie du coronavirus », Hommes & Migrations, n° 1331, Paris, octobre-décembre 2020.
- « Panorama branche professionnelle des gardiens, concierges et employés d’immeuble » (PDF), Opérateur de compétences des entreprises de proximité, édition 2022.
- Pascal Fau-Prudhomot et al., « Travail isolé chez les gardiens. Enquête sur une mise en danger au quotidien », Archives des maladies professionnelles et de l’environnement, vol. 77, n° 3, Rouen, 2016.
- Aubin Laratte et Timothée Talbi, « Gardien d’immeuble, une profession en voie de disparition en Île-de-France », Le Parisien, 6 janvier 2020.
- « Portrait statistique structurel des branches professionnelles », direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques (Dares), 2020.