On le sait depuis la campagne présidentielle de 2022, un rapport de la Cour des comptes l’a confirmé en juillet dernier : les cabinets de conseil se sont introduits au cœur de l’État, jouissant de généreux contrats sans apporter la preuve de leur efficacité. […]
Fondée en 1926, McKinsey est auréolée de prestige. L’entreprise affichait l’an dernier 15 milliards de dollars de chiffre d’affaires ; elle comptait plus de 45 000 employés, répartis dans 133 bureaux à travers le monde. Plus de 3 000 clients ont déjà recouru à ses services, dont la quasi-totalité des 100 plus grandes entreprises de la planète. Mais que fait cette société ? En général, elle déploie des armadas de jeunes surdiplômés en manque de sommeil auprès d’organisations, afin de résoudre des « problèmes ». Il s’agit souvent d’entreprises privées, mais aussi d’institutions publiques, d’associations, etc. Si vous êtes patron et que vous hésitez sur l’opportunité de pénétrer un nouveau marché ou de licencier des milliers d’employés, vous pouvez vous tourner vers McKinsey, et en toute discrétion : la firme garde secrète la liste de ses clients et de ses projets.
Pour attirer de jeunes talents, elle prétend offrir la possibilité de « changer le monde » et d’« améliorer des vies ».
Aussi naïf que cela puisse paraître, c’est en croyant à ces mots que je suis arrivé chez McKinsey […]. Tous les candidats sélectionnés sont emmenés sur leur futur lieu de travail pour un « week-end de célébration ». On est logés dans un hôtel chic ; le vendredi soir, les participants investissent un restaurant luxueux ; les mets sont excellents et le bar est en accès libre. J’étais affecté au bureau de Philadelphie, où les employés ont pour tradition de ridiculiser leurs collègues avec de petits poèmes. Un exemple : « Et maintenant la date de mariage est fixée / Juste parce que les règles n’étaient pas encore arrivées. » Chaque nouveau recevait une petite bouteille de champagne. La culture de la boisson était bien implantée au bureau de « Philly ». Les « moments vin » du vendredi soir se prolongeaient en happy hours dans des bars alentour, en dîners au restaurant, et finissaient dans des boîtes de nuit à des heures avancées. Chez McKinsey, « l’alcoolisme est surreprésenté, mais sous-discuté », plaisantait un collègue.
Après mon stage, j’ai terminé ma dernière année à l’université, et en septembre 2016 j’ai commencé à travailler véritablement pour la firme. En janvier 2017, on m’a proposé un projet dans un service fédéral que je connaissais peu : l’Immigration and Customs Enforcement (ICE), l’agence de contrôle de l’immigration. Je devais m’occuper de la « gestion des talents » au service des ressources humaines, à Washington. On approchait de la fin du mandat de M. Barack Obama et le sigle « ICE » n’était pas encore précédé de la réputation que M. Donald Trump lui donnerait — quand bien même le premier a expulsé plus de personnes au cours des trois premières années de sa présidence que le second sur la même période (2).
Travailler au siège de l’ICE était irréel. Nous étions presque comme des employés permanents, disposant même d’adresses électroniques au nom de l’agence. Il y avait toutefois des limites : comme je ne bénéficiais pas d’une accréditation m’autorisant à me déplacer seul dans les couloirs, un collègue habilité de McKinsey m’accompagnait à notre bureau. Comme pour le contrat avec Rikers Island, mon équipe devait s’occuper d’une « transformation organisationnelle ». Parmi nos objectifs : « Arrêter plus d’individus à ressources constantes » et « expulser les individus plus rapidement ».
Une fois arrivé dans le bureau Ovale, M. Trump a décidé de rendre expulsables presque tous les immigrés sans papiers. Dans cette optique, il a demandé à l’ICE d’embaucher dix mille agents d’immigration, ce qui aurait presque triplé le nombre d’employés de l’époque. Tout cela allait dans le sens de l’injonction à « expulser plus rapidement », mais ce changement dans notre mission a troublé notre équipe, dont de nombreux membres avaient participé à la Marche des femmes organisée à Washington le 21 janvier 2017, pour protester contre les propos misogynes et homophobes du président.
Lors des repas et des trajets en Uber, nous partagions nos craintes et objections. Dans d’autres contextes, certains se seraient peut-être rebellés ; chez McKinsey, nous avons organisé une visioconférence. Un matin de février, notre équipe s’est ainsi retrouvée au téléphone avec M. Richard Elder, un associé senior chargé des relations avec l’ICE. Il a comparé notre mission à des projets précédents auxquels certains employés du cabinet s’étaient opposés tout en faisant néanmoins leur travail, comme l’« Obamacare », la réforme de l’assurance-maladie de M. Obama. « La firme exécute, elle ne fait pas de politique », a-t-il déclaré — un refrain fréquent chez McKinsey.
Mon travail au sein de l’ICE consistait à modéliser l’embauche d’un nombre d’agents suffisant pour se conformer au décret de M. Trump. J’étais terrifié par ce qui arriverait si l’agence finissait par trouver ces dix mille recrues. Je me souviens d’un consensus au sujet des agents ICE : ils passaient pour les moins compétents de l’administration fédérale. À quel point la situation s’aggraverait-elle si l’agence en venait à baisser encore ses exigences à l’embauche ? J’ai donc appris à me cacher derrière les feuilles de calcul et les diapositives, pour construire des modèles de recrutement dont je redoutais la mise en œuvre.
McKinsey promet à ses consultants qu’ils n’auront pas à travailler pour des clients qu’ils désapprouvent. Le cabinet fait retomber la responsabilité éthique sur les épaules de ses employés, sans risque pour lui : il suffit d’une minorité de consultants disposés à s’occuper d’un projet pour que celui-ci soit mené à bien.
Garrison Lovely. Une version longue de cet article est parue dans The Nation, New York, 18-25 septembre 2023. (Texte traduit de l’anglais par Anne Albinet.). Le monde Diplomatique. Source (extraits)
- Ian MacDougall, « New York City paid McKinsey millions to stem jail violence. Instead, violence soared », ProPublica, 10 décembre 2019.
- Abigail Hauslohner, « The Trump administration’s immigration jails are packed, but deportations are lower than in Obama era », The Washington Post, 17 novembre 2019.
Vu les résultats économiques et sociaux on ne peut que constater l’inefficacité de ces conseils
Vrai Bernard on ne peut qu’approuver en commentaire, mais encore faut-il y ajouter qu’il a permis à l’État dans un premier temps de ne pas renouveler un certain nombre d’agents territoriaux, dans les différentes administrations, que ce n’est pas cette société de conseil qui les remplace efficacement auprès du public. Dans le même temps non seulement cela coûte cher à l’État, mais comme tu l’as si bien dit l’inefficacité est patente.
On nous bassine avec la volonté de faire des économies notamment en ne remplaçant pas les fonctionnaires, en instituant des plates-formes brillants par leurs incompétences et de plus inaccessible à une tranche de la population ne disposant pas d’équipements numériques ou éloignés des bourgs centres.
Amitiés
Michel