L’analyse d’Elias Sanbar 

L’écrivain palestinien (1) est solidaire du peuple palestinien, mais réfute les attaques et attitudes du Hamas, tout en critiquant l’escalade meurtrière voulue par le gouvernement Nétanyahou à Gaza.

  • Médiapart : Vous aviez prévu qu’une catastrophe couvait, mais pas cette catastrophe…

Elias Sanbar : J’avais effectivement, le mois dernier, dans un entretien au Monde, pressenti que quelque chose de grave se tramait. Je n’étais bien entendu pas au courant de l’offensive que le Hamas s’apprêtait à lancer à partir de Gaza. En revanche, j’étais persuadé que les colons israéliens allaient conduire leur pays dans le mur, qu’ils y travaillaient même, pour que le cours des choses n’en fasse plus des agresseurs mais des agressés.

[…]

  • Comment considérez-vous les massacres perpétrés par le Hamas en Israël voilà huit jours, le 7 octobre ?

C’est un crime de guerre. Nous, Palestiniens, nous nous réclamons du droit international, qui stipule que s’attaquer à des civils relève du crime de guerre.

  • Vous n’êtes pas nombreux à oser qualifier aussi nettement les faits…

L’exacerbation est telle, dans les deux camps, que toute parole qui semble un tant soit peu accréditer l’autre bord passe pour absolument inacceptable. Si je peux vous répondre comme je le fais […] en tant qu’individu et cela n’engage que moi. Ce qui me vaudra peut-être d’être accusé de me compromettre avec l’occupant.

Toutefois, l’injonction qui m’est adressée de condamner, avant toute autre parole, ce qu’a commis le Hamas, vise trop souvent à m’obliger à me disculper d’emblée de mon prétendu antisémitisme organique, comme si j’étais génétiquement coupable. Il me faut, comme de nombreux Palestiniens, montrer en permanence patte blanche. Or de telles mises en demeure, que nous recevons quotidiennement, viennent parfois de personnes au tropisme raciste manifeste…

  • Ce n’est pas le cas d’Orly Noy qui espérait hier, dans un entretien à Médiapart, une telle parole de condamnation.

Non, bien sûr, ce n’est pas le cas de la présidente de B’Tselem et je préfère accéder à sa demande plutôt qu’aux sommations d’un Éric Ciotti ! Orly Noy est une voix admirable, mais ce n’est pas la voix dominante en Israël : la voix dominante, c’est Nétanyahou.

  • Que projette, selon vous, Benyamin Nétanyahou ?

Il souhaite, en coordination avec Washington, convaincre l’Égypte d’ouvrir sa frontière avec Gaza en vue d’un « sauvetage des civils ». Sous cette appellation humanitaire, gît la volonté de vider Gaza de son peuple.

Ce serait alors une seconde catastrophe amplifiant la Nakba de 1948, ces expulsions de communautés villageoises ou urbaines palestiniennes condamnées à l’exil. Je suis issu d’une telle histoire puisque je suis né en 1947 à Haïfa, qu’il fallut que ma famille quittât l’année suivante pour le Liban, séance tenante et dans le dénuement.

Aujourd’hui, on parle d’un corridor de sécurité : un « safe passage » – l’expression est terrifiante quand on sait que cela signifie un aller sans retour.

En 1948, des camions munis de haut-parleurs invitaient les populations arabes à quitter précipitamment leur terre en raison de pseudo-risques épidémiques – on leur assurait qu’elles pourraient revenir une fois la menace sanitaire disparue. Nom de code des autorités juives de l’époque, pour cette opération si trompeuse : « Trompettes de Jéricho ».

Désormais, les bombes pleuvent par milliers de tonnes sur les habitants de Gaza. Ce n’est pas le Hamas qui en pâtit – il n’est pas dans la rue –, mais tous ces civils priés de décamper. En dépit d’un tel chantage qui s’accompagne déjà de crimes de guerre de la part d’Israël, il va sans dire que je ne pense pas une seule seconde qu’il faille que les hommes, les femmes et les enfants palestiniens, ainsi menacés, restent sous les bombes en espérant se faire soigner dans les hôpitaux de Gaza, qui ne sont déjà plus que des morgues.

  • L’Égypte ne renâcle-t-elle pas face à une telle demande américano-israélienne ?

Le Caire se rend compte de ce que signifierait d’accueillir un million de Palestiniens dans un gigantesque camp de réfugiés sans doute appelé à perdurer. Et l’Égypte ne veut pas apparaître comme le pays ayant facilité, sous couvert de sauvetage, l’expulsion du peuple palestinien de Gaza.

Le régime du maréchal Abdel Fattah al-Sissi ne perd pas non plus de vue un point capital : ce que les historiens israéliens nomment « la naissance du problème des réfugiés palestiniens », en 1948, conduisit à des règlements de comptes politiques en série, soldant ce que les Arabes appelaient « la trahison en Palestine ». Il faut imaginer l’onde de choc ainsi déclenchée.

Du coup d’État contre le président syrien Choukri al-Kouatli, en 1949, au renversement du roi Fayçal II en Irak par Abdel Karim Kassem, en 1958 : la liste est longue. Le 17 juillet 1951, le premier ministre libanais Riad El Solh est liquidé. Trois jours plus tard, le 20 juillet 1951, Abdallah Ier de Jordanie (le grand-père de l’actuel monarque) est tué à Jérusalem par un réfugié palestinien. L’année suivante, le roi Farouk est déposé par des officiers menés par Nasser en Égypte…

On ne se rend pas compte, en Occident, à quel point la question des réfugiés palestiniens a été pesante dans tous les espaces arabes.

Ce surplomb, ce mépris et ce dégoût pour les populations colonisées, Israël en assure aujourd’hui le relais.

[…]

  • Pensez-vous que nous soyons à la veille d’un retournement géopolitique au Moyen-Orient ?

Les Israéliens devraient réfléchir à deux fois tant la politique du pire, vers laquelle leurs représailles les poussent à Gaza, risque de déclencher une guerre infiniment plus vaste. Et dangereuse pour Israël.

Mais la tentation est si grande d’évincer le peuple palestinien ! Juste après 1948, un homme pourtant considéré comme une colombe, Chaïm Weizmann, premier président d’Israël (1949-1952), écrivait que l’exil imposé aux populations arabes de la Palestine avait été « une simplification miraculeuse des tâches d’Israël ».

[…]

Le Hamas, refusant la solution de deux États, a imposé le projet de libération de la Palestine tout entière, en s’articulant avec des puissances régionales, au premier rang desquelles l’Iran. Il a également imposé une idée monolithique de l’identité palestinienne, mais qui ne passe pas du tout auprès du peuple.

Paradoxe intéressant : s’il y avait des élections, le Hamas les gagnerait en Cisjordanie, qu’il ne contrôle donc pas. Inversement, il les perdrait à Gaza, qu’il a mis sous une coupe à laquelle la société se montre plus que rétive.

[…]


Antoine Perraud. Médiapart. Source (Extraits)


  1. Elias Sanbar, 76 ans, est un écrivain palestinien installé en France après avoir grandi au Liban. Traducteur du poète Mahmoud Darwich, ancien ambassadeur de la Palestine auprès de l’Unesco, il est le commissaire d’une exposition qui, jusqu’au 19 novembre, fait les beaux jours de l’Institut du monde Arabe (IMA), à Paris, que préside Jack Lang : « Ce que la Palestine apporte au monde ».
    Elias Sanbar, auteur d’un « Dictionnaire amoureux de la Palestine », a fait partie des négociateurs du processus de paix d’Oslo, signé en 1993. C’était à des années-lumière, quand Yasser Arafat, Yitzhak Rabin et Shimon Peres se serraient la main sous l’œil de Bill Clinton sur la pelouse de la Maison Blanche.
    Contempteur de la politique d’Israël soutenue par Washington ayant vidé de son sens le processus de paix, solidaire du peuple palestinien mais refusant d’abdiquer tout esprit critique sur l’autel du nationalisme comme du communautarisme, Elias Sanbar revient pour Médiapart sur l’horreur, une fois de plus en cours, entre Jourdain et Méditerranée.

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