“Le don alimentaire est devenu un véritable marché”
[…] L’anthropologue Bénédicte Bonzi s’est immergé pendant cinq ans au sein des Restos du cœur. Elle a tiré de cette expérience un essai brûlant (1)
- Un système agroalimentaire malade
« Proposée par Coluche en 1985 pour répondre à une urgence, l’aide alimentaire s’est institutionnalisée. La loi de modernisation agricole de 2010 en a fait un débouché pour l’agro-industrie, une part de marché d’un système qui surproduit et recycle ses surplus auprès des plus pauvres. Les acteurs de l’agro-industrie se partagent aujourd’hui un « marché de la faim ».
Pendant longtemps, l’aide provenait, entre autres, des surplus de l’agriculture, qui étaient redistribués. Mais avec l’explosion de la pauvreté qui a suivi la crise économique de 2008, les approvisionnements ont été transformés.
En 2013, l’aide alimentaire est entrée dans le cadre d’un financement européen, qui fournit, par appels d’offres concurrentiels, des denrées destinées à ce marché spécifique de l’aide : le bas du bas de gamme de l’agro-industrie, des produits ultra-transformés, malsains, élaborés dans les conditions les plus polluantes. Et tandis que l’aide s’est retrouvée intégrée à ce capitalisme effréné, le projet de Coluche a été perverti.
Lui qui était anticapitaliste, anarchiste, souhaitait démontrer la puissance de la résistance et de la solidarité face à un modèle économique ravageur, mais pas que l’aide devienne LE mode d’alimentation des précaires. »
- Des dons aléatoires
« Il y a les dons monétaires privés et défiscalisés, ou encore les fameuses collectes de denrées, organisées dans les grandes surfaces, auxquelles chacun peut contribuer. Elles ne coûtent rien à l’État et permettent aux supermarchés d’écouler leurs marchandises, notamment les produits de leurs marques, même s’ils ne correspondent pas aux besoins de l’aide alimentaire…
Il y a aussi le système des « ramasses » :des invendus ou pire, des invendables, que les bénévoles récupèrent auprès des supermarchés. Depuis la loi Garot contre le gaspillage alimentaire de 2016, la grande distribution ne peut plus jeter et défiscalise ce qu’elle n’a pas vendu en le « donnant » aux associations.
Mais on ne peut plus parler de don, c’est un véritable marché : ces produits sont scannés, le supermarché connaît à l’avance le gain qu’il en tirera via la défiscalisation.
Le don, lui, se caractérise par le fait qu’on ignore quand, comment et ce qu’on recevra en échange, c’est cette incertitude qui en fait la magie. Il peut sembler contre-intuitif de parler de violences alimentaires au sujet du don.
Mais pour reprendre le sociologue Marcel Mauss, le don ne garantit pas la justice et comporte une domination, quand il est impossible de rendre, quand on reçoit ce dont on n’a pas besoin… Donner de la nourriture ne permet pas de lutter contre la pauvreté. Cela maintient une paix sociale en évitant des émeutes de la faim, cela contient la violence liée à un droit bafoué.
Car le droit à l’alimentation, reconnu par la Convention internationale des droits de l’homme (CIDH), n’est pas juste le droit d’être nourri. C’est aussi choisir son alimentation, avoir accès à une nourriture de qualité, en quantité suffisante, ainsi qu’à une alimentation respectueuse de l’environnement.
Or la France, signataire de la CIDH, qui dispose d’une nourriture en abondance, ne respecte pas ce droit fondamental. D’où une chaîne de souffrances psychologiques et physiques. »
« Quand un bénévole s’engage aux Restos du cœur, il le fait pour dire « oui, je vais vous aider ». Aujourd’hui, faute de moyens, il doit souvent dire « non ». D’où une violence extrême pour le bénévole, en première ligne face au non-respect du droit, face à ceux qui ont faim.
Cela explique pourquoi, dans le cadre de cette aide, on accepte tout, même des produits périmés. Parce qu’il faut répondre aux personnes, et que les bénévoles se démènent, grâce à leur envie de justice et leur reconnaissance de l’autre.
Bien sûr, la violence est aussi extrême pour le bénéficiaire, devenu la variable d’ajustement d’un système qui surproduit et s’en moque puisqu’il a créé un nouveau marché. […]
La société leur refuse une place digne en ne leur permettant pas de choisir leur nourriture. Ce n’est pas la faute de l’aide alimentaire, qui fait ce qu’elle peut, dans un contexte d’explosion des inégalités et d’inflation galopante. »
[…]
Propos recueillis par Weronika Zarachowicz. Télérama (courts extraits)
- Bénédicte Bonzi « La France qui a faim. Le don à l’épreuve des violences alimentaires ». 2023, Ed. Seuil, 444 p., 22 €.
Très bon article. La charité n’a jamais remplacé la dignité.
C’est un cercle vicieux, car sans l’aide alimentaire, beaucoup ne s’en sortiraient pas.
Renverser le roi et sa cour et vite.
Merci Jean-Marc pour ton commentaire
Amitiés
Michel
Nourrir correctement implique une législation plus sévère sur la qualité de l’alimentation, c’est aussi une condition essentielle de santé publique. Il faut donc déjà prendre le problème à la racine.
Assurer le droit à la nourriture à la santé et au logement, c’est le premier devoir de l’état.
Lula président du Brésil avait institué le panier de nourriture pour les plus pauvres, peut-être être une idée à suivre.