Saadé, l’anti-Bolloré de Macron. L’armateur marseillais lance, le 8 octobre, « La Tribune dimanche », un concurrent du JDD ». Et il lorgne BFMTV.
Et un milliardaire de plus dans le marigot des médias, un ! Ils étaient une petite dizaine à se partager chaînes de radio et de télévision, journaux papier et sites d’information : l’irruption de Rodolphe Saadé, le pédégé de CMA CGM, dans ce cercle fermé signe la volonté d’Emmanuel Macron de s’entourer d’amis puissants pour contrer l’infréquentable Vincent Bolloré.
Depuis que le proprio de Vivendi a cannibalisé le groupe Lagardère, « déguignolisé » Canal Plus, transformé CNews en fer de lance de la campagne électorale du polémiste Eric Zemmour et installé le très droitier Geoffroy Lejeune à la tête du « JDD », il y a péril en la demeure !
Le 8 octobre 2023, l’armateur franco-libanais lancera « La Tribune dimanche », un hebdo généraliste social-libéral de 32 pages piloté par Bruno Jeudy. Cet ex-rédacteur en chef de « Paris Match » a été licencié du magazine pour avoir critiqué la « UNE » consacrée au cardinal ultraconservateur Robert Sarah — un crime de lèse-Bolloré.
Le « JDD », « Paris Match » et Europe 1 -nouveau terrain de jeu de Pascal Praud, égérie de CNews – n’auraient pas dû atterrir entre ces mains ennemies. Soucieux d’obtenir, si ce n’est la bienveillance, du moins la neutralité de la presse, Emmanuel Macron avait envoyé au front Bernard Arnault, première fortune française, proprio des « Echos » et du « Parisien », pour empêcher Bolloré de mettre son crucifix sur les trois marques légendaires du groupe Lagardère.
L’opération s’est soldée par un échec.
« Bollo est un teigneux, souligne un spécialiste. Il a fait la sourde oreille parce qu’il est persuadé qu’Emmanuel Macron n’est pas étranger à ses déboires judiciaires africains ». Résultat : Macron n’a pas pu « sécuriser » le « JDD » ni « Paris Match »…
Négociations de haut vol
Le Président s’est donc tourné vers le Marseillais Rodolphe Saadé, nouvelle coqueluche du patronat tricolore, qui n’attendait que ça.
Cinquième fortune française, d’après le classement de « Challenges », le boss, qui a gagné 41,3 milliards d’euros en trois ans grâce au Covid, cherche « à asseoir son influence et à se protéger », décrypte un financier.
Les armateurs bénéficient d’une fiscalité très avantageuse ; il ne faudrait pas que des politiciens zélés songent à réformer cette incongruité… C’est sur les conseils de son banquier d’affaires Jean-Marie Messier, ex-patron de Vivendi, et de Stéphane Fouks, le grand manitou de Havas, propriété de… Bolloré, que le novice Saadé s’est lancé, en 2022, dans la course au rachat de « La Provence ».
Feu Bernard Tapie contrôlait le quotidien régional depuis 2013.
L’empereur des conteneurs ne pouvait pas laisser le papivore Xavier Niel, actionnaire de « Nice-Matin », étendre son royaume jusqu’à la Bonne Mère ! Il a fallu l’intervention présidentielle pour départager les deux milliardaires. Lors d’un voyage officiel en Algérie, le 25 août 2022, Emmanuel Macron les a placés côte à côte dans son avion pour qu’ils fassent « ami-ami ».
Saadé l’a emporté en allongeant 81,2 millions d’euros, soit quatre fois plus que ce que Niel proposait. Il a dû aussi accepter de partager avec le patron de Free une imprimerie à mi-chemin entre « La Provence » et « Nice-Matin ».
Une chaîne au pied
Tout à son désir de plaire au locataire de l’Élysée, Rodolphe Saadé, qui a tout de même racheté pour 5 milliards la logistique de Bolloré, s’est montré également fort serviable dans la bataille télévisuelle. Les affaires sont les affaires…
Après l’échec de la fusion TF1-M6, l’armateur a candidaté au rachat de la petite chaîne aux côtés de… Bolloré, avant d’en prendre 10,25 %. Un ticket qui ne lui sert pas à grand-chose pour le moment, si ce n’est à rester en embuscade en cas d’attaque.
Vincent Bolloré, Xavier Niel, mais aussi Daniel Kretinsky — l’autre milliardaire qui monte dans les médias hexagonaux (« Elle », « Marianne », « Libération ») — ont tous les yeux de Chimène pour le petit écran.
Tels des requins flairant le sang, ils attendent de voir si Patrick Drahi, empêtré dans l’affaire de corruption touchant son associé Armando Pereira, va lâcher Altice Média (BFM et RMC). Acquis pour 1 milliard d’euros, le groupe serait à vendre pour 2 milliards. Chérot ? « Pas tant que cela, vu la surpuissance qu’une telle chaîne apporte ! » souligne un banquier.
Emmanuel Macron veut à tout prix éviter que la chaîne préférée des politiques n’atterrisse dans de mauvaises mains. Saadé, Arnault, Niel… hormis Bolloré, tous lui conviennent, même le transporteur de gaz russe Kretinsky.
Le milliardaire tchèque, qui s’est attiré la bienveillance du pouvoir en sauvant Casino, vient de donner des gages au sujet d’Atos et de revendre sa participation, acquise à la hussarde, dans « Le Monde ». Il a surtout eu l’habileté de s’entourer d’une brochette de macronistes de choix tels que Richard Ferrand et Thierry Solère, tous deux reconvertis dans le conseil aux puissants.
Si, avec de tels poids lourds, le Tchèque ne parvient pas à ses fins…
Odile Benyahia-Kouider. Le Canard Enchainé. 04/10/2023