Debat moral et spirituel…

… l’éthique protestante et l’esprit « woke » !

Nul ne s’accorde sur la signification du mot « woke » — terme américain qui signifie littéralement « éveillé » et désigne les personnes politisées autour des questions d’inégalités raciales et sociétales.


Les débats qu’il suscite font souvent office de test d’éveil moral et spirituel. C’est pourquoi le linguiste américain John McWorther qualifie d’ » Élus  » ces évangélistes de l’antiracisme.

Les « Élus », écrit-il, « se considèrent eux-mêmes comme ayant été choisis (…) et ayant compris quelque chose que la plupart n’ont pas saisi (1)  ».

Appréhender le wokisme comme un phénomène essentiellement protestant permet d’identifier la logique qui sous-tend certains rituels devenus monnaie courante ces dernières années : en particulier, l’excuse publique.

À la différence des catholiques, qui se confessent en privé à leur prêtre afin d’obtenir l’absolution, nombre de protestants choisissent d’affirmer haut et fort leur vertu en se confessant publiquement.

La scène n’est que trop familière : un homme, ou parfois une femme, énonce une opinion ou un mot perçus comme offensants ; il ou elle présente alors ses excuses devant tout le monde et propose de faire pénitence.

Le rituel de l’aveu public apparaît en Europe à la faveur de la Réforme. Alors que juifs et catholiques intègrent leurs communautés religieuses par des cérémonies durant leur enfance, beaucoup de protestants, à la manière des anabaptistes, déclarent leur foi en présence de leurs coreligionnaires adultes, parfois au cours de ce qu’ils appellent un récit de conversion.

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Dans son livre L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme, le sociologue Max Weber observe que le protestantisme poursuit un idéal plus exigeant que la simple accumulation de bonnes actions personnelles dont se satisfait le catholicisme. Dans le modèle réformé, l’âme ne trouve son salut que dans « un contrôle de soi systématique qui place à chaque instant le croyant devant l’alternative de l’élection et de la damnation ». Jamais l’Élu ne cesse de signaler sa vertu.

Pour Weber, l’objectif protestant de la perfection éthique se caractérise par l’« esprit du travail acharné », lequel ne consiste pas seulement, pour chacun, à accumuler des richesses par l’effort, mais aussi, ce faisant, à œuvrer spirituellement pour son amélioration morale.

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Dans les pays majoritairement peuplés de protestants, les signes d’un statut social plus élevé correspondaient au sentiment d’avoir été élu en raison de sa vertu.

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La même hypocrisie règne dans les écoles privées haut de gamme, comme Dalton à Manhattan, qui se caractérise à la fois par des frais de scolarité exorbitants (jusqu’à 61 000 dollars), et par la présence de trois « officiers diversité » à plein temps, d’une équipe de psychologues formés au « stress traumatique racial » et de formations antipréjugés à destination des parents et des étudiants.

L’université d’Amherst, dans le Massachusetts (jusqu’à 66 000 dollars), invite ses employés et étudiants blancs à suivre un programme « d’activités introspectives et d’actions concrètes pour amorcer et approfondir le travail de l’antiracisme ».

Dans ces enseignements, le « privilège blanc » constitue le péché originel.

Riche ou pauvre, on est né avec. Une personne blanche ne sera considérée comme antiraciste qu’à la condition de confesser sa culpabilité, à l’instar de ces protestants qui expient le fait d’être nés dans le péché.

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Pour les héritiers contemporains de l’éthique protestante, l’importance du statut se définit par la qualité des opinions exprimées sur les questions sociales et culturelles. Cela découle d’une évolution plus générale à gauche : la défense des intérêts économiques de la classe ouvrière cède le pas à la promotion de causes culturelles et sociales. Cette évolution, visible surtout dans les pays occidentaux, a coïncidé avec l’affaiblissement des syndicats.

La mondialisation, incontestablement, a profité à de nombreuses personnes — non seulement aux présidents-directeurs généraux, mais aussi aux professeurs, écrivains, cinéastes, journalistes, comédiens, organisateurs de conférence, gestionnaires de fondation et conservateurs de musée, c’est-à-dire à ceux-là mêmes qui composent la grande majorité des Élus.

J’en fais moi-même partie. En tant que journaliste international, j’apprécie les bénéfices apportés par le monde cosmopolite dans lequel je vis, avec sa politique migratoire généreuse, sa liberté d’entreprendre et ses populations urbaines hétérogènes qui enrichissent l’offre culturelle et culinaire. Je pense que les accords commerciaux internationaux sont généralement une bonne chose et je soutiens l’Union européenne. Mais tous n’en profitent pas.

Comme le dit le penseur marxiste noir Adolph Reed Jr, « si la seule injustice contre laquelle il faut lutter est la discrimination, il n’est plus de base sur laquelle penser l’inégalité économique comme un problème. C’est ce qui est en train de se produire dans une société de plus en plus inégalitaire (4)  ».

Répondre au défi d’améliorer l’éducation publique et le système de santé, ou introduire des réformes fiscales en vue d’une meilleure redistribution, favoriserait davantage les pauvres et les personnes marginalisées que des démonstrations de vertu.


Ian Buruma. Le Monde Diplomatique. Source (Courts extraits)


  1. John McWhorter, Woke Racism. How a New Religion Has Betrayed Black America, Penguin Random House, New York, 2021.
  2. Lire Richard Hofstadter, « Le style paranoïaque en politique », Le Monde diplomatique, septembre 2012.
  3. James Baldwin, The Fire Next Time, Dial Press, New York, 1963.
  4. Adolph Reed Jr, « The perils of race reductionism », JSTOR Daily, 28 avril 2021.

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