« Une histoire de l’intimité conjugale »…
L’historienne A. Limbada retrace l’histoire de ce rite de passage consacrant la domination masculine.
Nuit de noces, nuit câline, nuit d’amour ? À la lecture du passionnant et édifiant essai d’A. Limbada, chercheuse associée au Centre d’histoire du XIXᵉ siècle, spécialiste de la famille et de la conjugalité, on peut légitimement en douter.
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L’intimité se dévoile difficilement, comme l’ont souligné déjà Michelle Perrot, Georges Duby, Philippe Ariès ou Alain Corbin (Histoire de chambres, 2009 ; Histoire de la vie privée, 5 vol., 1985-1987) : elle est tue et les traces écrites émanent surtout des classes aisées.
Pour compliquer la tâche, si le mariage civil a été reconnu par l’État par la loi du 20 septembre 1792, l’abolition du divorce entre 1816 et 1884 a raréfié les sources, qui ne se sont révélées réellement exploitables qu’ensuite.
C’est notamment dans les archives apostoliques du Vatican et des tribunaux catholiques qu’A. Limbada a trouvé plaintes et dépositions en vue de l’annulation du mariage ou de l’obtention d’une dispense autorisant le remariage civil et religieux.
Dossiers à charge sur la nuit de noces, ces archives font entendre les voix des plaignantes, plus nombreuses que les plaignants. À ces sources s’ajoutent les articles de presse, les romans, les écrits des prêtres, des magistrats, des médecins, les manuels conjugaux, les pièces de théâtre, les chansons, ainsi qu’une riche iconographie qui se développe surtout dans la deuxième moitié du XIXᵉ siècle, composée entre autres de cartes postales.
En s’appuyant sur tous ces matériaux, A. Limbada restitue la chronologie des nuits de noces qui, pour beaucoup de jeunes filles, ne s’annoncent pas sous les meilleurs auspices.
René Chaughi, journaliste et militant anarchiste, la dénonce avec véhémence en 1898 : « Quoi ! Vous livrez cette jeune fille à un individu quelconque […] pour qu’il en fasse à sa fantaisie, et cela sans la prévenir ? Mais c’est monstrueusement abominable ! […] Que peut-il y avoir de plus outrageant pour une femme que d’être possédée malgré elle ? »
Nous élevons nos filles tant que nous pouvons comme des saintes, et puis nous les livrons comme des pouliches. George Sand
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Les archives vaticanes révèlent elles aussi l’absence de toute éducation sexuelle et le poids social de l’injonction : « Tu as un mari chrétien, dit une mère à sa fille, ne t’étonne donc pas de certaines choses et accorde-lui ce qu’il te demandera […] Ton mari a désormais tous les droits sur toi, tu dois te laisser faire, tout ce qu’il voudra, et ne t’effraye de rien. »
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« Mais qu’entend-on par “consommation du mariage” ? », questionne l’historienne. Elle est envisagée couramment comme le premier rapport sexuel du couple une fois marié. Les lois civiles ne s’y intéressent pas, n’en proposant pas de définition.
En revanche, le droit canonique en apporte une, très détaillée : « La copulatio carnalis implique la pénétration du vagin de la femme par le pénis de l’homme, suivie de l’émission du sperme à l’intérieur du vagin. » « Et ils seront deux dans une même chair », rappelle un évêque, reprenant la Bible,qui précise ce qui doit s’écouler dans « le vase naturel de la femme ».
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Alors, que s’est-il passé dans la chambre close, une fois jeté le bouquet de fleurs d’oranger ? Des jeunes filles, devenues « femmes » par la force des choses, disent avoir pleuré, souffert, obéissant à leur « devoir » – cette première relation, bien souvent non désirée, s’avérant de fait être un « viol légal ».
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Dans La Garçonne, roman qui fit scandale lors de sa parution, en 1922, Victor Margueritte offre cette cinglante réplique à son personnage, Monique Lherbier, se moquant de son amant déçu quelle ne soit plus vierge, et qui plaide devant elle pour « la loi des hommes et de la nature » : « De la nature ? Hymen, Ô Hyménée ! […] Quand je te le disais, que tu étais un homme des cavernes ! La petite membrane hein ? La tache rouge sur le drap de noces ! Et autour du lit, les sauvages célébrant le sacrifice de la virginité !… Va donc parler de ça aux jeunes filles d’aujourd’hui !… Tu retardes, Régis ! Ah ! Ah ! Le mari propriétaire ! Le seigneur et maître ! »
Gilles Heuré. Télérama. Source (extraits)
La Nuit de noces. Une histoire de l’intimité conjugale, d’Aïcha Limbada, éd. La Découverte, 352 p., 23 €.
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