… d’égoïstes protections !
Encore un délire de surfeurs, ceux qui nous agacent parce qu’ils savent se casser la gueule avec panache ? Une réserve de vagues ? Vraiment ?
La planète brûle, et on défend les rouleaux pour qu’une poignée de bronzés aux cheveux longs continuent à glisser les jambes écartées ? Saint-Pierre-Quiberon a été, il y a quelques mois, la première commune de France à se doter d’un dispositif juridique pour protéger la houle. Cela peut avoir l’air abstrait.
Un énième gadget administratif aux airs de greenwashing. Mais c’est parce que l’on ne mesure pas l’impact de ce qui semble intégré aux paysages. Parce que l’on croit acquis ce qui ne l’est pas.
Imaginez un instant. Quiberon est un bout de rocher qui s’accroche au continent par une route étroite. Passez l’isthme, et vous découvrez, côté Atlantique, un littoral déchiqueté par les vagues. Arrêtez-vous. Imaginez la mer soudain morte, la houle réduite à de ridicules clapotis dans une grande tache d’huile. Plus d’écume, terminé ce bruit régulier si particulier.
Quelle énergie se dégagerait du littoral ? Pensez aux commerçants : que montreraient les cartes postales et les boules à neige ? Envisage-t-on sérieusement que les touristes se déplaceraient juste pour le beurre dans les crêpes ? Sans les vagues, la côte mourrait dans une eau stagnante : ce serait mi-apocalyptique, mi-ennuyeux.
Cela n’est pas de la science-fiction. C’est un paradoxe quasi métaphysique : une vague peut bel et bien mourir. Par nature éphémère, sa répétition semble continuelle, immuable. Mais elle est très vulnérable à l’action humaine.
Le talent de l’homme à détruire son environnement va jusqu’à bousiller des phénomènes qui paraissent éternels. Il y a une dizaine d’années, un projet de cimenterie à Lorient — abandonné depuis — devait draguer du sable à Quiberon, ce qui aurait entraîné de façon presque certaine la disparition de la houle telle qu’on la connaît. La réserve créée par Saint-Pierre-Quiberon doit ainsi limiter les projets immobiliers ou industriels qui pourraient potentiellement nuire à la houle.
L’idée vient certes d’un surfeur, Erwan Simon, 42 ans, morbihannais, dit l’ « explorateur de vagues ». Mais avant d’être l’Indiana Jones des bouts du rouleau, il était un petit Breton qui apprenait à glisser dans le froid des eaux océaniques. Sa première grande sensation, ça a été la presqu’île de Quiberon. Il avait 15 ans, et ils étaient partis à trois sur un scooter, direction la Côte sauvage. Soixante-dix kilomètres séparaient le spot du domicile de ses parents, et lui était au milieu sur le scooter, les cheveux au vent, à tenir tant bien que mal les trois planches. Arrivé en haut de la falaise, il a vu la vague : « Wahou ! » a-t-il crié.
« Quiberon, c’était les premières sensations, les premières émotions. Quelque part, c’était le début de tout. » Aujourd’hui, il surfe au Kazakhstan et au Mozambique, mais finit toujours par revenir sur la presqu’île, où, en 2021, il a cofondé, avec Grégoire Touron-Gardic, chercheur spécialisé dans les aires marines protégées â l’université de Portsmouth, en Angleterre, l’association France Hydrodiversité, qui défend la houle locale.
Pour faire simple : chaque vague sur terre est un petit miracle.
Chacune est singulière. « Tout part d’une onde, rappelle Grégoire Touron-Gardic. Lorsque du vent se forme au large, il crée du clapot, qui engendre des irrégularités et des creux, qui se propagent jusqu’aux côtes. Lorsque le fond se réduit, la houle s’élève et s’effondre. » Un phénomène multifactoriel, donc, et très fragile. « Changez un des paramètres et la vague disparaît », poursuit le scientifique.
Difficile de se figurer l’impact de leur absence : pourtant, ceux qui ont assisté à la mort d’une vague ont vécu cela comme un traumatisme. Mundaka, dans le Pays basque espagnol, a perdu pendant quelques années sont principal attrait naturel et touristique. On accède au village en suivant une route étroite qui surplombe les collines. D’en haut, on aperçoit un petit port de pêche magnifique.
L’été, le drapeau basque flotte dans le vent et les barques tanguent sur la houle. L’hiver, c’était le théâtre d’une vague grandiose qui attirait par milliers surfeurs et curieux. « C’était un des joyaux du surf européen. Un endroit magique aux airs de pèlerinage, se souvient Didier Piter, ancien coach de l’équipe de France de surf. Il s’agissait d’une houle cyclonique qui partait des Caraïbes, rebondissait le long des côtes américaines, puis s’intensifiait jusqu’en Europe.
Plus la houle se crée loin, plus les vagues sont espacées. Elles reviennent dans l’estuaire, tapent le banc de sable et forment des tubes sublimes. Les gens venaient de loin voir les performances de surf. Mundaka, c’était pour ainsi dire religieux. » Dans les années 2000, un dragage clans l’estuaire a fait disparaître la vague, qui a mis une dizaine d’années à se reformer.
En France, la même chose s’est produite à l’embouchure de l’Adour, dans le Sud-Ouest. Dans les années 1960, des Californiens y ont découvert une « gauche », c’est-à-dire une vague très longue se déroulant vers la droite. « C’était le tout début du surf. Le bouche-à-oreille a fait son œuvre, et tous les surfeurs du monde ont débarqué. C’était hallucinant. En 1968, il y a eu le championnat international de la Barre. La houle était stupéfiante », raconte Sylvain Cazenave, photographe spécialiste des vagues.
Puis la digue a été créée pour faciliter l’entrée des bateaux dans le port de Bayonne. Les fonds ont été dragués, et la vague a disparu. L’estuaire est tombé dans l’ennui.
Jusqu’ici, les vagues étaient victimes d’un angle mort juridique. « La notion de vague n’est pas intégrée aux outils légaux. Elles ne sont pas du vivant. Or, on protège des espèces ou des types de milieux. La vague n’est ni un animal ni une zone spécifique qui abrite singulièrement tel ou tel végétal, détaille Grégoire Touron-Gardic. La dimension physique de la vague n’est pas considérée. Elle a bien des rôles écologiques et abrite des écosystèmes complexes, avec les sédiments et l’oxygène qu’elle apporte. Mais ils sont variables et difficiles à quantifier. »
Stéphanie Doyen, la maire de Saint-Pierre-Quiberon, a souhaité doter sa commune et son littoral d’une protection légale supplémentaire. « Beaucoup de choses ont été faites côté terre, mais on a moins de marge de manœuvre côté mer. La zone est déjà classée Natura 2000, mais ça ne suffit pas. Désormais, aucuns travaux qui pourraient impacter le rivage ne seront autorisés », explique-t-elle.
La France est d’ailleurs très en retard sur le sujet. Certains pays se sont équipés depuis des années d’outils pour protéger les vagues. L’Australie et la Nouvelle-Zélande ont créé des réserves dès 2009. Au Pérou, il existe même une législation spécifique pour protéger les « déferlantes », c’est-à-dire toute la zone où la vague déferle. On ne plaisante pas avec ça, au point que celles-ci sont sous protection de la marine nationale. « C’est le système le plus complet et le plus abouti, en termes de zone protégée », poursuit Grégoire Touron-Gardic. La France possède le deuxième domaine maritime au monde, elle persiste à considérer ses soubresauts comme un danger dont il faut se méfier.
« Historiquement, à l’après-guerre, l’idée générale était de construire des infra structures comme des grands ports et des stations balnéaires. Les vagues étaient vues comme une menace qui retournait les bateaux et noyait les baigneurs. On a tout fait pour essayer de les contrer, notamment en élevant de nombreuses digues », ajoute Erwan Simon. À l’inverse, pour certains peuples, comme les Tahitiens, la vague joue un rôle ancestral. Elle s’intègre dans les techniques de pêche et est de toutes les légendes.
« C’est beaucoup plus qu’une question de sport : c’est un patrimoine commun. Les vagues concernent les promeneurs, les scientifiques, les artistes… », conclut Erwan Simon. Les galeries d’art de Quiberon débordent de tableaux pleins d’écume. Non, on ne parle pas que des croûtes. Le tableau La Vague, de Paul Gauguin, célèbre le Pouldu, un bout de Finistère près de Quimperlé. La Grande Vague de Kanagawa, d’Hokusai, est sans conteste la plus connue de toutes les estampes japonaises.
Plus récemment, un sociologue spécialisé dans l’acoustique s’est rendu sur place pour étudier le bruit des flots. Plus prosaïquement, c’est aussi une importante manne financière. Quiberon et ses environs comptent une dizaine de magasins de surf et de sports nautiques, si bien que les vagues contribuent largement à l’attractivité de la presqu’île.
Intégrer toutes ces dimensions dans la conception que l’on se fait du patrimoine est, selon Grégoire Touron-Gardic, une nouvelle façon de s’approprier l’environnement, jusqu’ici dévolue à sauvegarder les espèces et milieux en voie de disparition. « La nature est intrinsèquement unie à l’activité humaine, à sa culture. C’est une autre manière de concevoir l’écologie : elle devient un bien commun qui dépasse la simple conservation du vivant. »
La culture, l’économie, le sport, la science, l’art et toutes les dimensions de l’homme sont liés à la nature dans un subtil équilibre. Détruire une vague signifierait donc détruire, quelque part, un infime bout de l’humanité — mais un bout quand même.
Coline Renault. Charlie Hebdo. 16/08/2023
Et si après toutes ces préoccupations épisodiques et quelque peu égoïstes, on revenait aux sujets essentiels et quotidien de bien des gens : le pouvoir d’achat, les impôts, le logement, le chômage… MC
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