Quand un pouvoir en est à redouter des casseroles, des bouts de papier rouges et des sifflets, c’est qu’il est au bord de tomber. Est-on fondé à se dire.
Et pourtant il tient. Il tient aussi parce que les conducteurs du mouvement – pour parler clair, l’Intersyndicale – n’ont pas eu le début du commencement d’une analyse de l’adversaire, et persistent dans une stratégie désormais avérée perdante – on n’avait d’ailleurs nul besoin de passer quatre mois à le vérifier : on pouvait le leur dire dès le premier jour. Les stratégies de la décence démocratique, par la seule manifestation paisible du nombre, échouent là où, en face, il n’y a plus que de l’indécence démocratique.
Partie pour perdre
Comme il était clair depuis ce même premier jour à qui n’avait pas envie de se raconter des histoires pour enfants, l’Intersyndicale était partie pour perdre. C’est bien ce qui l’a rendue si sympathique aux yeux des médias.
La presse a d’emblée adulé l’Intersyndicale Berger. Son sort était scellé. Avec Laurent Berger, le conflit social s’était doté d’un étonnant leader. Un leader capable de prononcer une phrase aussi avariée que « La gauche s’est fait piéger dans l’idée que le travail est un lieu d’exploitation et d’aliénation » — à l’époque du capitalisme le plus furieux, le plus destructeur, qui s’est donné pour nouvelle frontière le travail des vieux jusqu’à la mort, et y ajoutera bientôt celui des enfants ! Un leader de conflit qui hait le conflit. Et n’était par conséquent déterminé à aucun affrontement d’aucune autre sorte que symbolique.
Tragique erreur : les démonstrations symboliques n’ont d’effet qu’auprès de protagonistes sensibles aux démonstrations symboliques. Et sinon, elles sont grotesquement inefficaces.
Le mouvement imperdable
C’était pourtant le mouvement imperdable. Une conjonction comme on n’en avait jamais vue : une réforme inique, indéfendable, un pays exaspéré de la destruction néolibérale, un président haï, un pouvoir d’une brutalité qui indigne le monde entier, des sondages d’opposition à des niveaux inouïs, une colère noire partout, accumulée depuis des années. C’était le mouvement imperdable, et s’il reste aux mains de cette Intersyndicale il sera perdu.
Contrairement à ce qu’on pourrait penser, on ne passe pas sans solution de continuité d’un affect de colère noire, fût-il à l’échelle du pays entier, à un mouvement social gagnant. Il y faut un opérateur de conversion : c’est-à-dire un pôle capable de convertir un affect commun, ici d’une rare intensité, en une force politique effective. C’était la responsabilité de l’Intersyndicale, et c’est son échec.
C’était sa responsabilité historique : mettre en forme, stratégiquement, la puissance du nombre pour mettre un coup d’arrêt au néolibéralisme. L’enjeu était même plus grand encore : poser une victoire de gauche, seule à même d’enrayer la dynamique de fascisation à qui toutes les colères profitent autrement. Or, l’Intersyndicale aura été la fabrique de l’impuissance. Elle a certes produit le nombre, mais du nombre vain, du nombre inutile — du nombre qui perd.
Et pourtant, le nombre ne se résigne pas à perdre. Les casserolades sont devenues le symbole admirable de cette combativité qui ne désarme pas. Paradoxe (ça n’en est pas un) : on y retrouve bon nombre de syndiqués, de la CGT, de Sud, en cherchant bien on y dégoterait même un peu de CFDT. Les casserolades c’est la vraie Intersyndicale : l’Intersyndicale par le bas. En mieux même : ouverte au monde extra-syndical, activistes d’organisations variées (c’est tout de même Attac qui a lancé le mouvement), citoyens ordinaires. Un laboratoire. Qui illustre cette vérité ambivalente que l’auto-organisation n’a besoin de personne… et cependant qu’elle a aussi besoin d’un pôle.
Pour peu qu’on les regarde avec deux sous de lucidité, en effet, les casserolades, si merveilleuses soient-elles, sont vouées à l’extinction. Pour une raison simple, toujours la même : on « n’y va pas », ou on « n’ira plus », si on se sent seuls à y aller, et surtout s’il n’existe aucun débouché, aucune perspective stratégique de victoire pour soutenir la mobilisation dans le temps. Alors, logiquement, l’effort s’étiole, et les casserolades séparées s’éteignent les unes après les autres.
[…]
Jamais de telles conditions n’avaient existé pour qu’un appel, lancé depuis le pôle, ait autant de chances d’être entendu. Un appel clair et puissant, résolu, qui dise l’armement des caisses de grève, la nécessité et la possibilité que les énergies salariales se donnent une forme coalisée dans le grand débrayage, qui dise surtout que la grève soutenue, coordonnée à grande échelle, a les plus grandes chances de faire plier le camp d’en-face, que cet effort-là ne sera pas vain comme les journées passées à arpenter.
Mais l’Intersyndicale est Berger. Et Bruce n’ira pas au-delà de la gesticulation symbolique. Car il est bien élevé. Et nous constatons, une fois de plus, à quoi conduit de se soumettre aux médias comme arbitres des élégances : à la défaite. Mais à la défaite avec les félicitations du jury. Alors on peut rentrer content de soi à la maison.
Eh bien non, il n’y a pas de quoi être content. Perdre avec le respect de la bourgeoisie, c’est perdre deux fois : avec les honneurs de la bourgeoisie, en plus d’avoir été défait. Et en ayant oublié Flaubert : « les honneurs déshonorent ».
[…]
La voie de la grande grève n’est pas fermée pour peu qu’un nouveau pôle vienne à se former, quitte d’ailleurs à ce que ce soit à partir de l’ancien. Un pôle qui soit capable d’analyse. Analyse stratégique de ce qu’il est permis d’espérer comme compromis significatif dans le jeu policé (et frelaté) du « dialogue social » — rien —, et de ce que ce « rien » détermine comme seule issue conséquente : une ligne d’affrontement autre que « symbolique ». Et puis analyse tactique de ce qu’une conjoncture à la fois fluide et inflammatoire peut réserver d’opportunités. Pour que, si venait à s’ouvrir une nouvelle fenêtre, cette fois elle soit prise.
Frédéric Lordon. Source Le Blog du Monde Diplomatique. Source (Extraits – Lecture libre) https://blog.mondediplo.net/vouloir-perdre-vouloir-gagner
Une réflexion sur “Perdre ou gagner. Est-ce une notion antidémocratique ?”