Vivre et se soigner au pays

[…]

La quasi-totalité des communes ardéchoises (88 %) disposent d’un accès aux soins inférieur à la moyenne nationale, et plus de 10 % des Ardéchois se retrouvent sans médecin traitant (2). La totalité de l’échiquier politique déplore depuis longtemps la pénurie de soignants dans les territoires ruraux et les banlieues des grandes agglomérations.

[…]

L’originalité ardéchoise réside dans le fait que M. Fabrice Brun, député Les Républicains du cru, vient d’appeler l’armée à l’aide pour soigner ses concitoyens (3)… […]

Attablées dans un restaurant, ces deux amies n’y songent pas. Françoise était psychologue ; elle vient de partir à la retraite, « dégoûtée par l’agence régionale de santé, qui a massacré la prise en charge des malades mentaux ». Voilà longtemps que Françoise n’a plus de médecin traitant à Privas. « Donc j’en ai trouvé un à Valence, à quarante kilomètres. Et je vais voir des spécialistes à Montélimar, à trente-cinq kilomètres. Je me déplace avec ma voiture, l’Ardèche n’a pas de gare… Il y a peu, j’ai dû subir une grosse opération. Je suis allée en clinique plusieurs semaines, dans une grande ville. On a beau avoir des principes… Vous savez, j’ai travaillé dans le public toute ma vie, je vote toujours à gauche… Mais quand on n’a pas le choix, on va dans le privé.

— Moi le privé, j’aimerais bien, mais je n’ai pas les moyens !, rigole Natacha devant sa salade de tomates. Je suis assistante maternelle, j’ai un petit salaire… Impossible de me faire soigner loin d’ici, il faut payer l’essence, la voiture… Donc je n’ai pas de médecin, et je serre les fesses pour ne pas tomber malade. Les politiques me dégoûtent tous. »

En l’absence de l’armée plébiscitée par M. Brun, une guerre de positions est menée en Ardèche — à ceci près qu’il s’agit de positions sociales. Si une simple table de bistrot sépare Françoise et Natacha, un gouffre les sépare dans la gestion de leur santé. Et Natacha n’est pas un cas isolé dans le département.

C’est Albert, retraité du bâtiment « à 850 euros par mois », diabétique, sans téléphone ni ordinateur, qui a perdu son médecin car celui-ci a informatisé ses consultations. Il n’en retrouve plus depuis.

C’est Carole, mère seule et aide à domicile qui a abandonné son poste pour s’occuper de ses deux jeunes enfants atteints de plusieurs pathologies : en l’absence de pédiatres, les deux derniers de la ville étant partis à la retraite sans être remplacés, elle en est réduite à faire des téléconsultations proposées par une pharmacie voisine, « qui ne résolvent rien ».

C’est Magali, qui sans rendez-vous possible avec un gynécologue ou une sage-femme porte un stérilet périmé depuis trois ans : bénéficiaire du revenu de solidarité active (RSA), mère célibataire, elle ne peut pas se déplacer dans une grande ville pour le faire remplacer.

C’est Marie, à qui un médecin urgentiste a conseillé de se faire opérer rapidement d’une tumeur au colon, qui lui a déjà coûté son emploi d’aide à domicile pour cause d’arrêts-maladie jugés trop fréquents. Elle n’a ni les moyens financiers pour se rendre jusqu’à l’hôpital d’une agglomération, ni mutuelle pour les frais non remboursés, pas plus que le permis de conduire. Par ailleurs, son mari travaillant de nuit dans une usine locale, elle ne pourrait de toute façon pas laisser ses enfants sans surveillance — à 30 ans, elle marche courbée par une douleur permanente…

Réunis par leur classe sociale, qui semble déterminer l’impossibilité d’accéder aux soins, ces gens le sont aussi par la gravité de leurs multiples problèmes de santé, induits par des conditions de vie difficiles — notamment le travail manuel et ses conséquences physiques, pointées par tous. Et la plupart d’entre eux expriment un rejet absolu de la politique, citant tel responsable pour mieux condamner tel autre, au motif qu’ils ont « toujours eu une vie de merde » malgré les alternances, promesses et autres discours politiques.

[…]

Le résultat de ces décennies d’abandon politique et social a très récemment été mis en évidence : on compte quatorze mille décès par an en plus dans les zones rurales que le chiffre auquel on arriverait si l’espérance de vie y était identique à celle des villes. Ce sont quatorze mille morts prématurées. En l’espace de trente ans, l’espérance de vie des ruraux a chuté pour être désormais inférieure de deux ans à celle des urbains (5). Les auteurs de cette recherche scientifique rigoureuse, qui va jusqu’à chiffrer les décès prématurés par bassin d’habitation, n’ont pas encore effectué d’analyse sociale des populations concernées par cette chute d’espérance de vie. On peut néanmoins se faire une idée grâce à une autre étude, publiée par le ministère de la santé (6). En France, les personnes pauvres renoncent trois fois plus aux soins que les autres ; dans un désert médical comme l’Ardèche, huit fois…


Pierre Souchon. Le Monde Diplomatique. Source (Extraits) https://www.monde-diplomatique.fr/2023/08/SOUCHON/66009


  1. Les personnes identifiées par leurs prénoms ont réclamé l’anonymat.
  2. Mylène Coste, « Les députés à l’offensive sur les déserts médicaux », L’Avenir agricole de l’Ardèche, 5 avril 2023
  3. Pierre-Jean Pluvy, « Service des urgences à l’hôpital d’Aubenas : le député Brun en appelle à l’armée », France Bleu Drôme Ardèche, 12 mai 2023
  4. « Déserts médicaux : l’Assemblée nationale rejette la régulation de l’installation des médecins défendue par un groupe transpartisan de députés », Le Monde, 14 juin 2023
  5. Association des maires ruraux de France, « Études sur la santé en milieu rural », avril 2023. Cf. aussi Emmanuel Vigneron, « Inégalités de santé, inégalités de soin dans les territoires français », Les Tribunes de la santé, n° 38, Puteaux, 2013.
  6. Aude Lapinte et Blandine Legendre, « Renoncement aux soins : la faible densité médicale est un facteur aggravant pour les personnes pauvres » (PDF), direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (Drees), Études et résultats, n° 1200, Paris, 28 juillet 2021.

Pour vivre annuellement en Ardèche, je suis témoin des problèmes de déserts médicaux… Vivant dans le sud Ardèche proche du Gard, les trop peu de médecins généralistes ne « prennent plus de nouveaux patients, les spécialistes prennent leurs retraites, les hôpitaux les plus proches sont à Aubenas 35 km, Privas, Montélimar ou Alès 55/60 km, Valence, Nîmes ou Saint Etienne 125, 180 Montpellier, 200 Lyon ou Marseille. Pour ma part angiologue, cardio sont à Alès.

Pour avoir un R.V. Radio ou Scanner-IRM de l’ordre de deux mois… Quant aux urgences l’accès est limité. Le Samu vient de Privas, Montélimar ou Alès quant a l’hélico, il y en a un, basé à Valence… les pompiers font ce qu’ils peuvent… Ah oui ce n’est pas pire qu’en Lozère, ou ailleurs, certes, mais lorsque l’on est en train de crever… MC


Une réflexion sur “Vivre et se soigner au pays

Laisser un commentaire