EAU : La guerre est déclarée entre petits agriculteurs et géants céréaliers.
Ces derniers accaparent le peu d’eau disponible. Comment partager ? Irriguer autrement ? Pour beaucoup, s’adapter est une question de survie.
Quelques mètres au-dessus des silhouettes attaquant les moissons, la rencontre du jet d’eau et des rayons du soleil fait éclore de petits arcs-en-ciel. On approche dès 30 degrés et les champs de maïs du Marais poitevin sont abondamment arrosés par des asperseurs, et ce, malgré les restrictions ordonnées par la préfecture.
« Entre midi et 18 heures, c’est actuellement interdit, détaille Rémi Laurendeau, maraîcher bio à Vançais, dans les Deux-Sèvres, au volant de sa camionnette qui nous transporte de parcelle en parcelle. C’est un non-sens d’arroser par cette chaleur, puisqu’une bonne partie de l’eau s’évapore, mais les céréaliers le font malgré tout parce qu’ils anticipent des restrictions encore plus sévères dans les semaines à venir ».
Ils ne sont plus très nombreux, dans le coin, à cultiver des légumes comme lui : l’agriculture est désormais largement tournée vers les cultures céréalières, dont certaines — soja, maïs, blé — figurent parmi les plus consommatrices d’eau.
« Dans les années 1990, les subventions de la politique agricole commune européenne pour le maïs étaient plus élevées si celui-ci était irrigué, retrace ce fils d’éleveur, installé en 2017. I/ y a eu tellement de forages que le Marais poitevin a perdu son label de parc naturel régional [en 1996, ndlr] à cause de la réduction des zones humides ». Un label qu’il a retrouvé en 2014, mais qui est à nouveau menacé.
Rémi Laurendeau irrigue, lui aussi, ses légumes et ses aromates sous serre et en plein champ. « Dans le maraîchage si on n’a pas d’eau, c’est simple, on ne produit pas ». Pour ses 3 hectares, lui utilise entre 2 000 et 2 500 mètres cubes par an, soit bien moins que la moyenne nationale de 2 000 m³ par hectare pour les exploitations maraîchères. Une économie permise par l’arrosage goutte à goutte : un système de micro-irrigation relié au puits de son jardin et installé à la surface de la terre, qui abreuve les végétaux à basse pression et sous forme de gouttelettes. Ce dispositif, selon les cultures et les terrains, permet d’épargner de 10 à 35 % d’eau.
Avec les sécheresses à répétition, le maraîcher de Vançais a néanmoins été contraint d’installer des asperseurs pour ne pas perdre certaines de ses récoltes. « Il a plu seulement 15 millimètres ce printemps, le sol n’est que poussière. Sans compter l’arrivée d’insectes comme l’altise et le doryphore, favorisée par la chaleur, qui détruisent une partie des cultures ».
Comme beaucoup d’autres, Rémi Laurendeau adapte son activité : il a cessé de produire des carottes, qui demandent trop de travail et d’eau, et opté pour des variétés de pomme de terre qui résistent mieux aux hautes températures. « Mais ce n’est pas suffisant, admet-il. Chaque année, je me demande si je vais pouvoir continuer ».
L’agriculture est l’activité la plus gourmande en eau, avec 57% de la consommation en France (c’est-à-dire la part de l’eau prélevée ne retournant pas dans la nature), quand bien même seulement 7,3% des surfaces agricoles du pays sont irriguées, selon les données de France Nature Environnement. La disparité entre les régions est grande, mais cette proportion ne cesse d’augmenter avec la montée des températures.
L’enjeu est immense : comment continuer à nourrir la population alors que le dérèglement climatique menace les ressources ? « Le secteur agricole a de la marge pour pouvoir produire suffisamment avec un usage plus sobre de l’eau, répond Claire Wittling, ingénieure de recherche en agronomie à l’unité G-Eau de l’Inrae, à Montpellier. Notamment en réduisant la part de l’alimentation carnée, qui nécessite beaucoup d’eau, et en visant une agriculture moins intensive ».
L’agronome identifie plusieurs leviers d’action pour les cultivateurs : améliorer la capacité de stockage de l’eau dans le sol — par exemple en le couvrant ou en lui apportant de la matière organique —, diversifier les espèces et les variétés cultivées, mieux choisir les temps et les volumes d’arrosage, et optimiser le système d’irrigation. « L’aspersion est ultra majoritaire en France, où le goutte-à-goutte est encore cher et compliqué à installer sur de grandes surfaces, poursuit Claire Wittling. Mais de nombreuses méthodes d’irrigation par aspersion existent, avec des niveaux d’efficience très différents ».
Un autre mode d’arrosage se retrouve dans le sud de la France : l’irrigation gravitaire. « On dévie l’eau d’une source naturelle, la Durance, et on connecte nos parcelles à ce réseau par des canaux secondaires », explique le céréalier bio Nicolas El Battari, installé sur 34 hectares à Meyrargues, dans les Bouches-du-Rhône. Penché sur la berge, il montre : « Pour contrôler le débit, on utilise cette vanne appelée martellière, qui provoque l’écoulement de l’eau du canal directement vers le sol ».
Dans ses champs de petit épeautre, tournesol, pois chiche ou cameline, des rigoles ont été tracées pour que l’eau s’écoule en pente douce. Ce processus, traditionnel du bassin méditerranéen, n’utilise aucune énergie électrique, mais il est très loin d’être aussi économe en eau que le goutte-à-goutte. Il présente cependant un avantage considérable pour les écosystèmes, souligne Anne-Laure Cognard-Plancq, maîtresse de conférences en hydrogéologie au sein de l’unité de recherche Emmah, à Avignon : « L’irrigation gravitaire n’est pas très efficiente, car la plante ne capte que 20 % de l’eau. Mais les 80 % restants repartent dans la terre, et permettent donc de recharger les nappes souterraines. Si on l’arrêtait, c’est toute une faune et une flore qui disparaîtraient ».
Pour réduire sa consommation d’eau, Nicolas El Battari a, lui aussi, changé les variétés de certaines céréales et il a cessé de labourer, car une terre labourée est exposée à l’évaporation, donc demande davantage d’eau, et dégage du CO2.
Le paysan de 33 ans et ses voisins agriculteurs ne paient pas l’eau qu’ils utilisent puisqu’elle provient d’une source — seulement l’entretien des canaux, soit 200 euros par hectare d’exploitation et par an, quelle que soit la quantité prélevée.
La gestion de la ressource hydrique est collective, via une association syndicale autorisée (ASA) : « La répartition se fait à l’amiable entre nous, en privilégiant le dialogue, développe le céréalier. Ce qui n’empêche pas quelques conflits ».
En 2022, pour la première fois depuis son installation, la sécheresse est venue bousculer le partage habituel : les grands groupes de semence ont mis la pression sur leurs prestataires locaux afin de sécuriser leur approvisionnement en eau. « Les champs de maïs de plusieurs centaines d’hectares ont pu arroser à leur guise, tandis que notre ferme n’avait accès à l’eau que le vendredi, le samedi et le dimanche, conteste Nicolas El Battari. Je comprends qu’il est difficile pour ces producteurs de s’extraire du système intensif dans lequel ils sont insérés, mais nous ne sommes plus dans une situation d’abondance, et la limite des ressources nécessite le partage. D’autant plus que ces cultures de maïs sont majoritairement destinées à l’élevage ou à l’exportation, et donc déconnectées des besoins locaux ».
Le département des Deux-Sèvres est devenu la vitrine de ces contentieux depuis la large manifestation d’opposition au chantier d’une retenue d’eau de plus de 600 000 mètres cubes à Sainte-Soline, violemment réprimée par les forces de l’ordre.
Quinze « méga-bassines » sont à l’ordre du jour localement (une seizième existe déjà). Dont une sur la commune où se trouve l’un des champs cultivés par Rémi Laurendeau. Le projet est piloté par des agriculteurs irrigants, regroupés dans la Société coopérative de l’eau des Deux-Sèvres. « J’ai fait une demande pour être raccordé à la bassine, mais je n’ai jamais eu de réponse, déclare-t-il. Ce n’est certainement pas rentable d’inclure une petite exploitation comme la mienne ».
Ces immenses retenues d’eau, pensées pour le modèle industriel, sont dénoncées par les petits paysans, les écologistes et les hydrologues. « Nous n’y sommes pas favorables, parce que les bassines font remonter de l’eau souterraine en surface et l’exposent à l’évaporation, mais aussi parce qu’elles ne bénéficient jusqu’ici qu’à une poignée d’agriculteurs, affirme l’hydrogéologue Anne-Laure Cognard-Plancq. Il faut encadrer cette utilisation des ressources par un pacte avec eux, qui définit comment et pour quoi elles sont prélevées ».
Entre 2017 et 2020, 30% du territoire français ont subi des restrictions préfectorales pour pallier un déficit dû à la baisse des ressources et des précipitations. Aux problématiques écologiques s’ajoute ainsi l’enjeu démocratique de la gestion d’un bien commun indispensable qui s’amenuise, poussant certains à outrepasser les règles.
« Des quotas d’eau sont vendus sous la table, des pompages sont faits illégalement », assure Rémi Laurendeau, qui s’est mobilisé avec la Confédération paysanne à Sainte-Soline. Il raconte qu’un voisin céréalier s’est creusé une bassine privée en cachette. « Elle a été sabotée mais il n’a rien dit car il est dans l’illégalité. Depuis, il a installé du barbelé autour. La guerre de l’eau, c’est déjà une réalité ».
Romain Jeanticou. Télérama. N° 3836.19/07/2023
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