Sept cent cinquante-quatre mille mètres cubes d’eau en 2022 pour son usine de Grigny, dans l’Essonne, puisés dans la nappe phréatique dite « de l’Yprésien », à plus de 1oo mètres sous terre. C’est le seul des cinq sites français exploités par Coca-Cola Europacific Partners, l’embouteilleur européen du géant américain du soda, à ne pas être encore raccordé à l’eau de ville. Et cela tracasse le maire, Philippe Rio, inquiet pour le niveau de la nappe souterraine.
Mais Coca-Cola est dans son droit. La firme, installée là depuis 1986 et propriétaire des terrains, bénéficie d’une autorisation préfectorale, pour pomper jusqu’à 1,2 million de mètres cubes par an. En échange, elle verse une redevance à l’Agence de l’eau Seine-Normandie. Combien ?
L’établissement public, retranché derrière le « secret industriel », refuse de communiquer le montant et le mode de calcul. Il ne dit rien non plus de l’état de la nappe, car celle-ci dépend de l’Agence de l’eau Loire-Bretagne…
Pour enquêter sur la gestion de l’eau en France, il faut s’armer de patience. C’est toute une tuyauterie complexe, peu transparente, aux multiples organismes, tantôt publics, tantôt privés.
L’Agence de l’eau Loire-Bretagne indique que la masse liquide de Grigny est rattachée à la nappe « calcaires tertiaires libres et craie sénonienne de Beauce », dont l’état global est « mauvais » sur le plan chimique, et dont le niveau en été est inquiétant.
En revanche, à Grigny, « la qualité des eaux est bonne en ce qui concerne les nitrates et les pesticides », et « les cours d’eau sont en bon état écologique »… La préfecture de l’Essonne assure que tout est « sous surveillance ». Et Coca-Cola se prévaut d’un rapport établi en 2022 par un « cabinet d’experts hydrogéologues indépendants » certifiant que l’exploitation du forage est « sans influence sur la disponibilité locale en eau ».
N’empêche : « L’été dernier a été celui de l’alerte sur la sécheresse. Depuis, j’applique le principe de précaution », explique Philippe Rio dans son bureau, à deux pas du lac de Viry-Châtillon. Début 2023, tout en maintenant des « relations constructives » avec Coca-Cola, il a annoncé négocier avec l’entreprise en vue de son raccordement à l’eau courante, venue de la Seine qui, elle, n’est pas menacée d’assèchement. Une pétition en faveur de cette solution a recueilli plus de soixante mille signatures. Le maire est soutenu par la Coordination Eau ne-de-France, une association d’élus et d’usagers : « La nappe souterraine de l’Yprésien sert de réserve d’ultime secours à l’échelle de la région. On ne devrait pas l’utiliser en temps normal pour ne pas l’épuiser et pouvoir y recourir en cas de problème », précise son directeur, Jean-Claude Oliva.
Coca-Cola a compris et se déclare prêt à changer de circuit « progressivement ».
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Philippe Rio est lui-même président de la régie Eau de Grand Paris Sud, qui, depuis 2017, cherche à se libérer du privé. Encore une histoire de plomberie compliquée : l’eau de Grigny est aspirée dans la Seine par le groupe Suez, qui la traite dans ses usines de Vigneux, Viry-Châtillon et Morsang-sur-Seine — pour la revendre à Eau de Grand Paris Sud, qui la distribue aux usagers des villes concernées. Les installations appartiennent au « Réseau interconnecté du Sud francilien » de Suez, qui dessert un million trois cent mille usagers et constitue, selon le maire de Grigny, « la poule aux œufs d’or du groupe ». À tel point que des élus locaux de divers bords politiques lui reprochent de présenter des comptes opaques, de facturer à la tête du client, et surtout de vendre son eau trop cher.
Depuis un an et demi, Eau de Grand Paris Sud a donc décidé unilatéralement de payer le mètre cube à Suez 45 centimes, au lieu des 70 fixés par la firme. Et en janvier dernier, quatre intercommunalités ont fondé un syndicat, Eau du Sud francilien, pour racheter à Suez le « Réseau interconnecté ». L’opérateur confirme être « engagé dans des négociations constructives pour étudier les conditions d’une cession éventuelle », mais, selon les élus, Suez veut vendre au prix fort. Le maire de Grigny s’attend à une rude bataille.’
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Si Grigny quitte Suez, tout ne sera pas réglé pour autant. Car de nombreux élus du Sud francilien, aux côtés de Philippe Rio, mènent un troisième combat, cette fois face au Syndicat des eaux d’Île-de-France, le Sedif. Cette fédération de cent trente-trois communes, présidée depuis quarante ans par André Santini, maire (UDI) d’Issy-les-Moulineaux, a pour principal opérateur l’autre géant privé du secteur, Veolia. Grigny ne fait pas partie du Sedif, mais se méfie de son ambitieux projet : une nouvelle technologie de traitement, « l’osmose inverse basse pression ». Filtrées par des membranes, toutes les impuretés disparaîtront : calcaire, pesticides, microplastiques… Pfuit ! Même plus besoin d’ajouter du chlore. « Le Sedif lave plus blanc que blanc », ironise Philippe Rio, qui conteste cette technique, selon lui coûteuse, gourmande en eau et pas au point : le Sedif a voulu tenter une expérimentation dans son usine d’Arvigny, près de Melun, mais n’a pas obtenu d’autorisation préfectorale, car la nappe de la Brie est sous stress hydrique.
D’autre part, une fois l’eau rendue « pure » par l’« osmose inverse », il reste un résidu polluant, le « concentrât ». Pas totalement retraité pour des raisons de coût, il sera rejeté dans la Seine et devra donc être à nouveau éliminé par les usines situées en aval… Les opposants à cette méthode, même s’ils n’adhèrent pas au Sedif, craignent de se la voir imposer pour uniformiser la qualité de l’eau dans la région. Ce que réfute le syndicat.
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La controverse fait tant de vagues que la Commission nationale du débat public a lancé une concertation, qui prend fin cet été. Eau de Grand Paris Sud, Eau de Paris et la Coordination Eau Île-de-France veulent aller plus loin et demandent la tenue d’un « Grenelle de l’eau » dans la région, associant les autorités sanitaires.
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Xavier de Jarcy – Télérama. Source (Extraits) N° 3837. 19/07/2023
Alors que l’on attend de l’état et des collectivités locales des comptes transparents, ils s’abritent derrière des arguties inexcusables pour ne pas dire la vérité. Ils discréditent notre république