Violences policières, les racines d’une défiance

Attention, cet article est daté de juillet 2020. Il est en lecture libre en suivant le lien

« Tout le monde déteste la police ».

Courant dans les manifestations françaises, ce slogan exprime une exaspération qui n’est plus cantonnée aux groupes les plus militants. Trop souvent requises pour réprimer des mouvements sociaux, avec une brutalité remarquée, les forces de l’ordre ont vu leur mission se confondre avec celle d’une garde prétorienne du pouvoir. Leur popularité n’y a pas résisté.

Les images de l’agonie de George Floyd, étouffé par un policier de Minneapolis sous le regard impassible de ses collègues, ont déclenché une vague de protestation d’une ampleur inhabituelle aux États-Unis. Des centaines de milliers de personnes se sont réunies un peu partout sur le territoire pour dénoncer avec véhémence, parfois avec violence, le traitement discriminatoire des minorités par la police. Quelques jours plus tard, des dizaines de milliers de manifestants se rassemblaient à Paris et dans plusieurs villes françaises, à l’appel du comité Vérité et justice pour Adama, constitué en mémoire d’Adama Traoré, qui avait trouvé la mort en juillet 2016 après son interpellation par des gendarmes.

Aux côtés de simples citoyens défilaient des personnalités politiques de premier plan, alors que le mouvement recevait le soutien de vedettes du cinéma, du football ou de la chanson. Il a même rapidement arraché au ministre de l’intérieur [de l’époque Christophe Castaner], une mise en cause des pratiques d’étranglement et la promesse d’améliorer la déontologie des forces de l’ordre, particulièrement pour ce qui touche au racisme.

L’ampleur de cette mobilisation comme son écho politique et médiatique contrastent avec l’histoire des luttes contre les violences policières. De Youssef Khaïf à Lamine Dieng, de Wissam El-Yamni à Ibrahima Bah, en passant par Zyed Benna et Bouna Traoré, Allan Lambin, Amine Bentounsi et bien d’autres, la liste est longue des jeunes des milieux populaires dont le décès est imputable, directement ou indirectement, aux forces de l’ordre.

Entre janvier 1977 et décembre 2019, 676 personnes tuées par des agents de police ou de gendarmerie ont ainsi été recensées par le site Basta !, soit 16 par an en moyenne. La moitié d’entre elles avaient moins de 26 ans, et près de la moitié des affaires concernaient la région parisienne et les agglomérations lyonnaise et marseillaise (1).

Les séquences de réaction à ces drames se répètent et se ressemblent : le quartier dont est issue la victime s’embrase pour quelques nuits, les proches organisent des manifestations locales, puis commencent de longues années de batailles judiciaires portées par la famille et quelques militants tenaces, qui ne débouchent que rarement sur une condamnation des fonctionnaires mis en cause (2). Mais, jusqu’à une date récente, les efforts pour donner une assise plus large à ces initiatives étaient restés infructueux.

Cette cause demeure impopulaire parce qu’elle concerne le plus souvent des « mauvaises » victimes, « défavorablement connues des services de police ». Leur disqualification par les autorités sous cette appellation comme l’exhibition complaisante par la presse de leurs antécédents pénaux éventuels créent un doute quant au déroulement des faits et renforcent le récit policier.

Elles rendent également plus délicat le soutien de forces politiques ou syndicales de gauche, historiquement sensibles à la répression ouvrière, mais mal à l’aise vis-à-vis des plus rétifs à l’ordre salarial, qu’elles nommaient en d’autres temps le lumpenprolétariat.

Ce malaise est aggravé par la distance qui s’est progressivement creusée entre ces organisations et les jeunes des cités, qu’elles ne sont plus capables d’intégrer dans leurs rangs et dont elles peinent à prendre en compte les conditions concrètes d’existence (3).

De leur côté, les tentatives pour construire une autonomie politique des quartiers populaires, c’est-à-dire des structures capables de porter un autre discours sur ces derniers, n’ont pas connu de réussites autres que ponctuelles (4).

[…]

L’étendue de cette défiance reste difficile à mesurer. Des sondages en révèlent des bribes. Comme celui publié par l’hebdomadaire L’Express (20 janvier 2020) — qui ne compte pourtant pas parmi les plus critiques de l’institution — révélant que seules 43 % des personnes interrogées faisaient « confiance » aux policiers, que 20 % d’entre elles ressentaient de l’« inquiétude » face à eux et 10 % de l’« hostilité ».

Des travaux scientifiques confirment cette tendance. Ainsi, une vaste enquête européenne réalisée en 2011 2012 portant sur 51 000 répondants établit que la police française est particulièrement mal perçue. Elle se classe 19e sur 26 en ce qui concerne le respect dont elle ferait preuve dans le traitement des personnes (juste devant la République tchèque, la Grèce, la Slovaquie, la Bulgarie, l’Ukraine, la Russie et Israël) (5). Tout manifestant a également pu constater que le slogan « Tout le monde déteste la police » fait désormais partie du répertoire classique des cortèges.

L’usage de la force, justifié ou non, est certes devenu plus visible. Les smartphones équipés de caméras numériques permettent de le documenter abondamment, et les réseaux sociaux de le diffuser. Au point qu’une trentaine de députés, relayant les demandes de syndicats policiers, ont essayé récemment de faire punir de 15 000 euros d’amende et un an d’emprisonnement « la diffusion par quelque moyen que ce soit et quel qu’en soit le support, de l’image des fonctionnaires de la police nationale, de militaires, de policiers municipaux ou d’agents des douanes » (Assemblée nationale, 26 mai 2020). Une mesure déjà adoptée en Espagne, après le vaste mouvement du 15-M, en 2011.

L’action musclée des forces de l’ordre est également plus perceptible, car elle s’est déplacée des quartiers périphériques vers les centres-villes et touche désormais des populations qui n’étaient pas accoutumées à cette expérience. […]

Pour expliquer ce mouvement, il convient d’abord de dissiper le mythe tenace que la police s’occupe exclusivement de lutter contre la délinquance. Hormis pour de rares unités spécialisées, cette tâche n’excède pas 20 % de son activité (7). Les policiers sont le plus souvent engagés dans la résolution d’une infinité de situations qui ne relèvent pas du pénal : conflits de voisinage, domestiques ou concernant l’occupation de l’espace public, régulation du trafic automobile, renseignements administratifs, gestion des rassemblements publics, contrôle des migrations irrégulières, surveillance politique, appui à d’autres institutions (des urgences médicales aux expulsions locatives), etc.

[…] à partir des années 1980, la police est progressivement apparue pour nombre de gouvernants comme une solution magique pour affronter les conséquences du creusement des inégalités sociales et économiques, observable au sein des sociétés occidentales comme entre pays du Nord et du Sud. Avec des variations de chronologie et de ton, les thèmes de l’insécurité et des migrations (irrégulières notamment) se politisent, des partis politiques d’inspirations et de tendances différentes en faisant des chevaux de bataille électoraux. Les politiques sociales, de prévention et de développement, sans jamais être complètement abandonnées, cèdent progressivement la place à des approches plus sécuritaires, passant par le contrôle et la coercition. Dès lors, il s’agit moins de lutter contre les causes structurelles des inégalités (perçues comme désirables par certains, hors de portée par d’autres) que de discipliner les fractions de la population les plus indociles au nouvel ordre social néolibéral, interne et international.

[…]

Pourquoi obéit-on à la police ?

Ces tactiques suscitent évidemment des résistances de ceux qui en sont la cible, sous forme d’insultes, de refus d’obtempérer et parfois de confrontations individuelles ou collectives, particulièrement là où le rapport de forces n’est pas en faveur des policiers. En France, le nombre d’outrages et de violences contre des dépositaires de l’autorité passe ainsi de 22 000 en 1990 à 68 000 en 2019, soit une multiplication par trois en trente ans.

Face à cette situation, l’institution a réagi en dotant ses personnels de matériel défensif (gilets pare-balles, grenades de désencerclement) et offensif (lanceurs de balles de défense [LBD], pistolets à impulsion électrique). Cet équipement a nourri les critiques d’une militarisation de la police, particulièrement manifeste dans les unités spécialisées comme les brigades anticriminalité (BAC) françaises.

Leurs écussons, floqués d’images de prédateurs (tigres, loups, lions, crocodiles, cobras, etc.) veillant sur la ville endormie, éclairent le type de rapports à l’espace et aux populations qu’elles veulent incarner. […] Développant des pratiques d’intervention agressive, ces unités sont responsables d’une large part des violences, parfois mortelles, reprochées à l’institution. On les accuse également de contribuer à un durcissement des tensions partout où elles sont déployées.

De là le développement de stratégies complémentaires, nommées selon les pays police « communautaire » ou « de proximité », visant à rapprocher les policiers du public grâce à une présence visible (des patrouilles à pied) et à la création d’espaces de dialogue pour aborder les problèmes locaux. Ces expériences se sont heurtées au faible enthousiasme policier et à des contraintes budgétaires récurrentes, en raison du coût des effectifs nécessaires. Mais, là où elles ont été mises en place, elles ont contribué à renforcer la centralité de la police dans la régulation des rapports sociaux et à redéfinir ceux-ci comme une question de sécurité (11). Police « répressive » et « préventive » s’opposent donc moins qu’elles ne se complètent pour quadriller l’existence quotidienne de populations de plus en plus larges.

Ces stratégies ont-elles tenu leur promesse de juguler les petits désordres urbains ? À l’évidence non. Mais pouvait-on sérieusement croire qu’elles y parviendraient sans agir sur leurs causes profondes ? Nombre de policiers en sont d’ailleurs conscients, lorsqu’ils évoquent en entretien un « tonneau des Danaïdes ». Pour autant, cet échec n’a pas infléchi les options choisies par les gouvernants. Il a au contraire conduit à une fuite en avant sécuritaire, dont l’institution s’est saisie pour revendiquer toujours plus de moyens d’action.

[…]


Laurent Bonelli. Le Monde Diplomatique. (Source Extraits)


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  1. Base de données compilée et analysée par Ivan du Roy et Ludovic Simbille.
  2. Cf. Mogniss H. Abdallah, Rengainez, on arrive !, Libertalia, Paris, 2012.
  3. Lire Olivier Masclet, « Le rendez-vous manqué de la gauche et des cités », Le Monde diplomatique, janvier 2004.
  4. Lire Abdellali Hajjat, « Quartiers populaires et désert politique », dans « Banlieues », Manière de voir, n° 89, octobre-novembre 2006.
  5. René Lévy, « La police française à la lumière de la théorie de la justice procédurale », Déviance et société, vol. 40, n° 2, Genève, 2016.
  6. Fabien Jobard, « Le gibier de police immuable ou changeant ? », Archives de politique criminelle, vol. 32, n° 1, Paris, 2010.
  7. Richard V. Ericson et Kevin D. Haggerty, Policing the Risk Society, University of Toronto Press, 1997.
  8. Egon Bittner, « Florence Nightingale à la poursuite de Willie Sutton. Regard théorique sur la police », Déviance et société, vol. 25, n° 3, 2001.
  9. Cf. Georges L. Kelling et James Q. Wilson, « Broken windows : The police and neighbourhood safety », The Atlantic Monthly, Washington, DC, mars 1982.
  10. Murray Edelman, Pièces et règles du jeu politique, Seuil, Paris, 1991.
  11. Pour l’expérience des gouvernements municipaux progressistes en Espagne, cf. « El giro preventivo de lo policial », numéro spécial de la revue Crítica Penal y Poder, n° 19, Barcelone, 2020.
  12. Lire Romain Pudal, « Les pompiers entre dévouement et amertume », Le Monde diplomatique, mars 2017.
  13. Juha Kääriäinen et Reino Sirén, « Do the police trust in citizens ? European comparisons », European Journal of Criminology, vol. 9, n° 3, Londres, 2012.
  14. Émile Durkheim, Les Règles de la méthode sociologique, Presses universitaires de France, Paris, 1996 (1re éd. : 1895).

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