Ma mère est belle. Pourtant née d’un sol pauvre et peu exigeant, semblable à la terre d’argile où pousse la vigne.
Le travail séricigène du bombyx du mûrier a fait des merveilles pour produire tant de beauté brute. Des kilomètres de fil de soie ont fabriqué le tissu de sa peau. Probablement qu’un providentiel ministre des Affaires esthétiques a arrangé le mariage d’une brodeuse bretonne avec un sculpteur d’ivoire pour ciseler l’architecture de son visage. C’est en tout cas ce qu’elle croit. Sa beauté, à défaut du reste, dans sa vie, est un don du ciel et pas un simple héritage temporel.
« Il y a ceux qui sont bien nés et les autres » dit-elle, les narines frémissantes de mécontentement, dressée sur ses pattes comme une hase prête à se battre contre plus grand qu’elle.
« Il n’y a pas que les riches et les de Machin qui ont le droit d’être beaux. S’il y a bien une justice dans ce monde, la voilà ! Et il n’est pas question de chance, qu’on soit bien clairs. Comme s’il suffisait de jouer pour gagner… Non, non, non, c’est bien de justice qu’il s’agit ! » clame-t-elle, histoire de rappeler que certains ont été choisis pour représenter la beauté sur Terre. Elle siège parmi les élus et entend bien le
faire savoir. Le titre n’offre cependant aucun privilège. Le bénéfice et le commerce de la beauté ne sont pas garantis par le contrat et ne dépendent que des circonstances et du libre arbitre de son usufruitier.
La répugnance qu’inspira à son père la vue de cette enfant, née avec un sexe féminin, fut instantanée et irréversible. Il ne l’a pas prise dans ses bras ce jour-là, le premier, ni aucun autre. Elle ne sentit jamais la main de son père soulager le poids de sa tête, ni son haleine de bleuets caresser ses yeux gonflés.
Parce qu’elle était fille, une fille, tout simplement, et représentait tout ce qu’un père fruste peut y voir de dissemblance, et qui le rendait violent et récusait farouchement son désir d’aimer.
« Il était beau, mon père, c’était un très bel homme, mais méchant. Dieu qu’il était méchant » dit-elle, tenant du bout des doigts la photo noir et blanc, tirée en grand, sur laquelle toute la famille apparaît au complet.
De mon grand-père, une seule image demeure en effet, et je la découvre aujourd’hui pour la première fois. Il est assis au premier plan, tête baissée, et bien décidé à ne pas regarder le photographe. Ses cheveux, noirs et souples, lui enveloppent le visage et creusent ses joues d’ombres. Ses épaules, en position de bouclier, et la raideur de ses bras appuyés sur chaque genou évoquent la posture et le sérieux d’un taureau prêt à charger le premier qui se trouverait face à lui pour l’encorner.
Malgré les bains successifs qui ont révélé l’existence de mon grand-père, le mystère demeure. Je ne vois pas ses yeux, le tirage n’est pas très bon. Néanmoins, la ressemblance avec ma mère me saisit. Elle se situe juste derrière lui, la meilleure place, probablement, pour éviter son regard sévère et ses pincements. Ses bras, nous a-t-elle dit, étaient souvent couverts de bleus. Rien de bien méchant pour une gamine de son âge qui vit à la campagne et passe son temps dehors à traire les vaches, à ramasser du bois ou, occasionnellement, à jouer avec des frères plus âgés et plus forts qu’elle.
Elle est encore jeune, sur la photo, huit ans, peut-être, mais je la reconnais bien. Brune, le nez droit et les pommettes hautes. Ce visage qui, tant de fois, s’est approché quand elle me donnait des baisers, vérifiait ma température, me nettoyait les joues où me prédisait l’avenir, je le connais par coeur. Malgré la surexposition du cliché, je décèle, de chaque côté des tempes de mon grand-père, la même peau de soie qui s’étire jusqu’aux oreilles. La même peau cirée qui m’a, si souvent, caressée et bleuissait sur ses bras d’enfant.
Ma grand-mère, elle, se tient debout, sur le portrait de famille, contrairement à ses cinq enfants et à son mari qui se partagent, assis à équidistance les uns des autres, le plateau d’une charrette. Elle regarde droit dans l’objectif sans prendre de pose. Ses traits sculptés dans la pierre n’ont pas varié depuis, elle est née pierre et le restera. Elle est probablement enceinte du dernier, qui n’apparaît pas sur la photo. C’est pourtant lui, l’« encore embryon », le cadet de la fratrie, celui que l’on m’a attribué comme parrain, qui a conservé le cliché. Ses frères et soeurs, eux, n’ont rien gardé de leur père, si ce n’est quelques mots pour l’évoquer : « dur, bosseur, puis cheminot », « devenu alcoolique et, enfin, mort un jour de pluie ». « Il a glissé en allant chercher l’eau au puits. »
Je n’en saurai pas plus et ne verrai jamais les yeux de mon grand-père. C’est ma tante, la soeur cadette de ma mère, qui en a hérité. Bleus. Entre bleu ciel et bleu turquoise. Elle porte le même prénom que son père, Joseph, juste précédé de Marie. Peut-être avait-il fallu la protéger, celle-là, la deuxième. Elle est la seule à porter un prénom composé. Ma mère, elle, s’appelle Simone, et n’aime pas son prénom. Elle aime Simone Signoret, pourtant, et on pourrait dire qu’elle lui ressemble un peu. Marie-Jo est la seule à avoir les yeux de son père et un baiser de lui chaque soir avant d’aller se coucher. Le reste des ressemblances, c’est ma mère qui les a récoltées.
Dans son miroir, comme les veines du bois, les traits du spectre paternel prenaient possession de son visage et lui dessinaient deux trous à la place des yeux. Deux petites cavités noires qu’elle prenait pourtant soin de fermer, le soir au coucher, pour ne pas l’irriter davantage alors qu’il se penchait au-dessus d’elle pour mieux atteindre sa soeur et n’embrasser qu’elle.
Ma mère adorait l’école et rêvait de devenir maîtresse. Pas pour faire comme toutes les petites filles – elle avait toujours, pour se protéger, affecté d’être un garçon -, mais pour apprendre les fleuves et les rivières, l’histoire et la grammaire et être incollable sur l’orthographe ou le vocabulaire. Elle voulait un métier qui lui donne de l’importance et force le respect. Se faire appeler « madame » et non plus « mademoiselle », titre réservé aux intouchables, bonnes ou vendeuses des grands magasins.
« Madame » reprenait sévèrement ma mère lorsqu’une cliente s’adressait à elle par ce joli mot de « mademoiselle » qui sonne comme une faveur mais qui traduit de fait une supériorité hiérarchique.
Maman se hérissait face à l’injustice et regardait les gens droit dans les yeux. Tous mes amis, quand ils étaient malheureux, trouvaient refuge chez nous, où elle les accueillait sans réserves. Elle leur donnait à manger et, au passage, quelques leçons de bon sens et des encouragements. Si elle avait eu le crédit et les connaissances, elle aurait aidé davantage, sans compter, aimé que chacun ait une chance de s’en sortir.
Elle aurait été un bon professeur. Avocate, peut-être, même. Mais non, adieu l’école. Une place de bonniche ferait l’affaire.
Elle avait treize ans lorsque ses parents l’envoyèrent à Paris vivre chez une tante, la soeur de son père. Aussi méchante que lui, me disait-elle. La marâtre de Cendrillon. Et ma mère, une cendrillon, mais sans soulier de vair. Victor Hugo n’écrivait pas de contes de fées, il savait que ce sont toujours les femmes et les enfants qui pâtissent les premiers de la misère des hommes.
« Elle ne voulait pas que je porte de bas l’hiver et m’obligeait à l’attendre des heures sur le palier de l’appartement, refusant de laisser la clef chez la concierge ou de m’en faire un double. Elle passait toutes ses aigreurs de vieille fille sur moi et exigeait que je travaille chaque jour de la semaine comme bonne à tout faire chez des gens qui avaient des grandes maisons et beaucoup de chemises à repasser.
J’avais juste quatre heures de temps libre le dimanche après-midi pour me reposer. Ou attendre sur le palier qu’elle rentre de sa promenade dominicale. Je n’avais nulle part ailleurs où aller, sans argent, en hiver, à quatorze ans. »
Pour une fille, c’était pas choquant, ça aurait même pu être pire. Un fer à repasser pour tout diplôme et des sacs-poubelle plus lourds à traîner qu’un cartable, c’était pas la mort. Que la géographie ait été remplacée par l’étude des ordures ménagères, et le vocabulaire réduit aux mots de l’obéissance, passait encore. Mais que le temps ne se conjugue plus qu’au présent de l’indicatif, ça ne laissait tout de même pas beaucoup d’espoir.
Elle se délesta petit à petit de tous ses rêves, abandonnés sur le bas-côté, et s’infligea le fardeau d’une vie de labeur, résignée à interpréter pour le reste de ses jours le rôle mal écrit de femme.
Elle se maria à l’église, et deux beaux enfants naquirent un peu plus tard : un garçon, et une fille pour terminer. De nombreux avortements clandestins séparèrent les deux naissances. La dernière grossesse dut aller à son terme, raison de santé oblige. Trop d’aiguilles à tricoter avaient fini par endommager sérieusement son ventre. Enfin, les trompes furent bouchées et le mécanisme enrayé de façon définitive.
Nous grandîmes, mon frère et moi, investis de la ressemblance maternelle. La brodeuse et le sculpteur ne s’étaient pas trompés dans les proportions, le trait de crayon n’avait guère varié. Mes parents laissaient apparaître un rictus de fierté lorsque les badauds se retournaient sur la beauté frappante de leur garçon.
Quant à la mienne, plus discrète, ma mère n’en faisait jamais mention sans me rappeler aussitôt qu’il était vain de s’en réjouir. « Moi aussi, j’étais belle, et qu’est-ce que ça m’a apporté ? Ce n’est pas parce que tu es mignonne que tu ne vas pas devoir travailler dur. »
Malgré elle, elle laissait percer une légère préférence pour son garçon, plus facile à aimer qu’une fille. Notre complicité trouvait son expression dans les choses domestiques, inévitable domaine de la femme réduite à son devoir de service, où ma mère excellait.
La puberté approchant, elle me tint plus à distance, et devint même méfiante à mesure que mon corps d’enfant se transformait. Ce mouvement souvent paradoxal l’incitait à m’acheter des robes et à vouloir que je sois « bien habillée » alors que, aussitôt enfilés, les jupons de toutes sortes devenaient un sujet de remontrance, tout comme ma façon de marcher ou de porter un décolleté. Je compris rapidement qu’il était plus convenable de ne souligner aucun signe distinctif de féminité.
- « Bon… Ce n’est pas parce que tu es jolie qu’il faut te comporter comme une…
- Une quoi ? » rétorquais-je, saisie à froid. Ma grand-mère, moitié ponce, moitié calcaire, intervenait de sa chambre à coucher : « Une bêcheuse, une marie-couche-toi-là…
- Oui, c’est ça, reprenait maman. Fais pas ta bêcheuse ! »
Je la vois encore, les pieds emmêlés dans son tas de nœuds, prise par le vertige et la peur de tomber. D’être une femme, tout simplement. Une faute, un délit. C’était à moi de m’en dépêtrer, maintenant. Là où ma mère n’avait jamais eu d’équilibre, je devais marcher droit.
Dans le métro parisien, adolescente, je regardais à travers la vitre la longue obscurité du tunnel. Esquissée dans la transparence du carreau, ma silhouette de papier découpé frappa l’œil d’un connaisseur. Je n’ai pas baissé les yeux, j’ai regardé dans son appareil. Il m’a dit de sourire pour la photo, et j’ai appris à sourire.
Depuis, des portraits par milliers se sont vendus, affichés, postés, un peu partout dans le monde. Dans les théâtres, les cinémas, les journaux, sur les places publiques. Sur les couvertures de magazine que je ne compte plus et que maman conservait, près de la cheminée, sur la table basse ou dans un stock de vieilles revues qu’elle gardait pour les mots croisés. De la pointe de son nez parfait, elle désignait le portrait d’une femme qui lui ressemblait trait pour trait. Sous la photo du journal était écrit : « la femme préférée des Français ».
C’était rendre justice à la femme qu’elle était et à sa beauté. D’une manière ou d’une autre, la mission était accomplie. Elle gonflait ses narines avec ce petit air hautain et relevait sa tête comme une reine, qui, couronnée du succès de sa fille et fière de leur ressemblance, jouissait enfin de son privilège d’élue.
J’ai retrouvé la photo du journal punaisée sur le mur qui reliait sa cuisine à la buanderie entre la fenêtre et le congélateur.
Sophie Marceau. Recueil « La Souteraine »
Ce § du livre de Sophie Marceau m’interroge. Parle-t-elle, d’elle ou est-ce une invention littéraire ? MC