… grâce à un grand Libéral… oui, euh !
« Bénéficiaires du RSA : le dernier verrou vers le plein-emploi » : cet article d’Alain Ruello, dont le titre s’étale sur toute la largeur de la page 2 des Échos du lundi 5 juin dernier, m’a presque fait verser des larmes.
Comment peut-on écrire une horreur pareille ?
Les personnes allocataires du revenu de solidarité active (RSA) cumulent mille problèmes qu’il faut régler avant de pouvoir revenir au travail. Et les obstacles au véritable plein-emploi se comptent par millions dans notre pays.
Alors, pour démarrer cette série estivale, je vous propose de lire le plus grand texte sur le sujet, publié en 1944 par lord William Beveridge et intitulé Le Plein-emploi dans une société libre(1), traduit en français dés 1946 chez Domat-Montchrestien, mais devenu introuvable depuis des décennies.
Beveridge est un économiste qui dirigera la si prestigieuse London School of Economics and Political Science de 1919 à 1937. Tout comme son pote John Maynard Keynes, William est libéral.
Qu’est-ce que le plein-emploi ?
Beveridge en donne une définition simple, technique, mais aux immenses conséquences économiques et politiques : « Le plein-emploi signifie que le chômage est réduit à de courts intervalles d’attente, durant lesquels la personne au chômage a la certitude d’être de nouveau demandée (« wanted ») dans son ancien emploi, ou d’être recrutée dans un nouvel emploi correspondant à ses capacités. »
Pour que cette situation advienne, il faut donc qu’il y ait plus – beaucoup plus – d’emplois vacants que de chômeurs. Les boulots doivent être là où les personnes vivent, et pas sur Mars ; ils doivent proposer un salaire correct (« fair wage ») ; et correspondre aux compétences des personnes, ou qu’elles peuvent raisonnablement acquérir. Comme le dit Beveridge, « c’est aux emplois, et non pas aux hommes, d’attendre ». Des emplois vacants sont donc souhaitables pour avoir une société saine, et par là même réellement démocratique.
Pour Beveridge, la « démoralisation » et le « sentiment d’inutilité » guettent chômeuses et chômeurs, dont le premier ennemi est le chômage de longue durée. En effet, « tant qu’il demeure du chômage de longue durée qui ne soit pas la conséquence évidente d’une incapacité personnelle, toute personne perdant son travail aura peur de faire partie des malchanceux qui ne retrouveront pas un emploi rapidement. Les personnes au chômage durant un bref laps de temps ne savent pas que cet épisode de chômage ne durera pas tant qu’il n’est pas terminé ».
Beveridge insiste sur le fait que la difficulté n’est pas seulement de parvenir au plein-emploi, mais d’y parvenir dans une société libre. Contemporain de la guerre, il voit combien il est plus facile de supprimer le chômage au sein d’une économie dirigée, où c’est l’État qui décide de ce qui est consommé, de ce qui est produit, et qui peut affecter telle personne à tel emploi.
Comment atteindre ces deux objectifs simultanément ?
William répond de la manière la plus honnête et la plus précise, la plus nuancée qui soit dans son extraordinaire livre. Je vous laisse avec l’une de ses réflexions : « Selon l’approche adoptée dans ce rapport, le plein-emploi peut en effet être atteint, tout en laissant l’essentiel de la conduite de l’économie aux mains des entreprises privées […] . Mais si, en contradiction avec cette logique, des faits ou des arguments devaient démontrer que l’abolition de la propriété privée des moyens de production était nécessaire u l’obtention du plein-emploi, alors cette abolition devrait être menée à bien. »
Voici donc ce qu’écrivait un économiste libéral en 1944, soucieux, lui, de réelle efficacité économique, de réelle liberté individuelle, de réelle démocratie. Car il avait compris, lui, que « du désespoir naît la haine » (« misery generates hate »). Puisque nous ne l’avons pas écouté, nous n’avons pas le plein-emploi de qualité qu’il défendait si intelligemment. Par contre, la haine des autres, et notamment celle des étrangers, nous l’avons, et pas qu’un peu.
Gilles Raveaud. Charlie Hebdo.05/07/2023
- Full Employment in a Free Society. A Report by Lord Beveridge, George Allen & Unwin Ltd, 1944. On trouvera le PDF intégral ici : pinguet.free.Er/beveridge44.pdf Un immense merci à Michel Husson (1949-2021).