Paragraphe…

Un texte issu du livre « Billie » d’Anna Gavalda.

« Chez moi, j’étais un lion qui bouffait que de la vache enragée parce qu’il n’y avait que ça a bouffer, mais à l’école, j’ai toujours été calme. De toute façon, je n’aurais pas eu l’énergie nécessaire pour être sur la défense 24 heures sur 24. Y faut l’avoir vécu pour le comprendre, mais ceux qui l’ont vécu, ils savent exactement de quoi je parle : la défensive… Toujours, toujours… Et surtout quand c’était calme… Les moments de calme, c’était les pires, ça voul… Hof, et puis non… Oµn s’en fout.

Un jour, en cours d’histoire-géo, le prof, Monsieur Dumont, m’a renseignée sans le savoir sur ma vie. Le quart-monde, il a dit. Il en a parlé comme ça, comme de l’exportation des richesses ou de l’ensablement du Mont-Saint-Michel, mais moi, je me souviens, j’avais rougi de honte. Je ne savais pas qu’il existait dans le dictionnaire un mot inventé extrait pour désigner le cours où je vivais…

Parce que je suis bien placé pour le savoir, que ce genre de sous monde, il se voit pas forcément à l’œil nu. La preuve, les assistantes sociales sont jamais venues… si t’a pas de marque et si tu vas à l’école tous les jours, la protection de l’enfance, tu lui passes au travers à l’aise et ma belle-mère, je ne dis pas qu’elle faisait bourgeoise en apparence, mais vraiment, les gens-là considéraient quand elle allait au supermarché, il lui disait bonjour et les enfants ça va et tout ça.

Je n’ai jamais su ou elle achetait son mazout… Y en a, c’est la petite souris ou les rennes du Père Noël, mais moi, le grand mystère de mon enfance, ça restera ça : c’est plutôt de bouteilles vide, mais est-ce qu’elle venait ? D’où ?

Le grand, grand mystère…

C’est par l’école de la république qui m’a sorti de là. Ce n’est pas les instits, ce n’est pas les profs, ce n’est pas la gentille Mademoiselle Gisèle qui nous a préparé pour la communion ni les parents d’élèves toujours en état de choc avec le poids des cartables ou ceux, bien évolués, de mes gentilles petites copines qui écoutaient France Inter et qui lisaient des livres et tout ça, non, c’est lui… (et je le pointais du doigt dans la nuit) c’est Franck Muller.

Oui, lui, là… cette fiotte de Franck Mumu, qui avait six mois et 15 cm de moins que moi, qui perdait l’équilibre à chaque fois qu’on lui donnait une tape sur l’épaule et qui se faisait tout le temps emmerder est à l’arrêt des cars. C’est lui qui m’a sauvé…

Lui tout seul

Franchement, je n’en veux à personne, et même là, vous voyez, je vous raconte tout ça et ça va, j’y arrive. C’est loin. C’est tellement loin que c’est même plus vraiment moi, en fait…

Bon, j’avoue, j’ai toujours un petit flash d’angoisse avec les papiers à remplir. Nom des parents, lieu de naissance, tout ça, direct, j’ai le bide qui me lâche, mais ça va, ça passe. Ça passe vite.

Le seul truc, c’est que je ne veux jamais les revoir. Jamais, jamais, jamais…

Jamais je ne retournerai là-bas, jamais. À aucun mariage, à aucun enterrement, à rien. D’ailleurs, quand je croise une plaque d’immatriculation qui porte les chiffres de ce département, hop, direct je cherche autre chose du regard pour me remettre à flot.

À cette époque (et comme je ne pense pas que j’aurais le temps de vous raconter cette nuit, je récapitule) à une époque où je n’arrêtais pas de planter, ou mon enfance revenait trop souvent me tabasser par surprise et où j’avais tendance, moi aussi, a bien levé le coude soi-disant pour m’en protéger, j’ai obéi à Franck : j’ai fait « reset » de force.

J’ai complètement bazardé mon disque dur pour pouvoir me redémarrer en mode sans échec.

Ça été long et je crois que j’y suis arrivé, mais tout ce que je demande en échange, c’est de ne plus jamais les revoir.

Plus jamais.

Même mort. Même carbonisés. Même en charpie dans un fossé

Et même, là vous voyez… je vais être honnête pour une fois… si vous me disiez : OK, je t’envoie deux brancardiers, un jambon beurre et un pack de Pellegrino mais en échange, tu fais un petit coucou de la main à ta belle-mère ou à n’importe laquelle de ces ratures, et bien, je vous dirai non.

Non.

Je vous répondrai non et je trouverais une autre solution que vous, pour nous sortir d’ici ».


Anna Gavalda. Recueil « Billie » Ed. La Dilettante


2 réflexions sur “Paragraphe…

  1. bernarddominik 25/06/2023 / 10h23

    Ce n’est pas une exception. Le monde des HLM c’était la débrouille, le marché à 13h quand les légumes sont bradés, les vêtements chez Nicoroi coupés à la serpe, le pinard à 1 franc, le gros pain moins cher que la baguette pas de tv pas de cinéma les vacances chez les grands parents…

    • Libres jugements 26/06/2023 / 12h06

      De là, à penser que les HLM c’est le bon temps… Ziva tu n’es pas, moi non plus (même si nous pouvons regretter nos budgets de plus en plus entamés) dans ce cas et nous ne pouvons que souhaiter que cela s’améliore pour une grande partie de nos concitoyens .

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