Moustiques « vaccinateurs »
« Au XVIIIᵉ siècle, la guerre des Amériques a sans doute fait moins de victimes que la fièvre jaune, commence Arma-Bella Failloux, spécialiste des insectes vecteurs à l’Institut Pasteur. Importée d’Afrique pendant la traite des esclaves, elle a fait perdre la Louisiane à la France ». Il faut attendre 1900 pour qu’une équipe travaillant sur le terrain, à Cuba, comprenne que la fièvre jaune ne se transmet pas par voie sexuelle ou par contact direct, comme on pouvait le penser, mais par l’intermédiaire des moustiques.
Plus précisément, l’insecte piquant une personne infectée ingère le virus qui, après multiplication, atteint ses glandes salivaires. Au moment de piquer de nouveau un autre individu, le moustique salive et libère le virus dans l’organisme de sa victime. « Dès lors, on s’est dit que la meilleure façon de vaincre la maladie consistait à éradiquer les moustiques eux-mêmes », explique Anna-Bella Failloux.
C’est le début de l’ère des insecticides, pulvérisés à loisir à partir des années 1940, dont le DDT, interdit trente ans plus tard. « Non seulement ces produits chimiques sont catastrophiques pour l’environnement, mais les moustiques y sont devenus résistants. Il faut désormais des doses 100 fois plus élevées pour les tuer. »
D’autant que, parmi les 3 500 espèces de moustiques répertoriées sur terre, seulement 15 % sont capables de piquer l’humain. « Éradiquer une espèce de moustique créerait un vide écologique qu’une autre espèce, potentiellement plus dangereuse, pourrait combler, poursuit la spécialiste. Il faut trouver une autre méthode ».
Un cheval de Troie parfait pour combattre les virus de l’intérieur
C’est précisément ce qu’entreprend le microbiologiste australien Scott O’Neill. Au lieu de tuer les moustiques, il leur injecte une bactérie prélevée sur une drosophile. Naturellement présente chez environ 60 % des espèces d’insectes de la planète, cette bactérie, Wolbachia pipientis, n’infecte pas les moustiques vecteurs des virus tels que la dengue, Zika ou le chikungunya. Mais Scott O’Neill se rend compte que des moustiques volontairement infectés par la bactérie ont beaucoup moins de chances de transmettre ces maladies virales à l’humain.
La raison ? Dans l’organisme de l’insecte, la compétition fait rage entre la bactérie et le virus, ce dernier perdant systématiquement la bataille. Wolbachia, à laquelle les humains sont insensibles, apparaît donc comme un cheval de Troie parfait pour combattre les virus de l’intérieur, avant qu’ils ne se propagent de piqûre en piqûre. Mieux : il suffit de relâcher ces moustiques dans la nature, dans l’espoir qu’ils se reproduisent avec les populations sauvages, pour transmettre la bactérie aux générations futures.
En 2011, un premier lâcher de moustiques ainsi modifiés a été réalisé avec succès dans une petite communauté en Australie, sous la houlette du World Mosquito Program (WMP), une structure à but non lucratif que dirige Scott O’Neill. Depuis, le WMP, directement rattaché à l’université publique australienne Monash, a relâché ses moustiques infectés par Wolbachia dans 11 autres pays.
Dans la commune brésilienne de Niterôi, dans l’État de Rio de Janeiro, les cas de dengue, de chikungunya et de Zika ont ainsi été réduits respectivement de 76 %, de 56 % et de 37 %. À Yogyakarta, en Indonésie, un essai randomisé contrôlé (l) a montré une chute de 77 % de l’incidence de la dengue. « Aujourd’hui, grâce à cette bactérie, nous n’avons plus du tout de dengue en Nouvelle-Calédonie », se réjouit Anna-Bella Failloux. Bref, le dossier scientifique est solide.
C’est pourquoi Scott O’Neill a décidé de passer à l’échelle supérieure, en imaginant produire 5 milliards de moustiques modifiés dès l’année prochaine, pour les relâcher dans tout le Brésil, vaste territoire de plus de 8 millions de kilomètres carrés. « Cent millions par semaine, c’est cinq fois plus que ce que nous sommes capables de produire actuellement », explique-t-il.
Une immense « usine » à moustiques devrait rapidement voir le jour dans un pays durement touché par ces maladies, où un millier de Brésiliens meurent chaque année de la dengue. Impuissant face à ces situations endémiques, le gouvernement n’a pas hésité à donner son feu vert.
« Nous avons toujours dit que, même si nous avions l’accord des autorités, nous ne ferions rien sans l’adhésion des communautés locales », précise Scott O’Neill. Malin, quand on sait à quel point la confiance de la population est un facteur clé de succès dans les vastes campagnes de prévention telles que la vaccination. Sauf à passer en force, comme ce fut le cas pour la Covid-19, avec des conséquences politiques, scientifiques et sociétales à long terme encore difficiles à imaginer. D’autant que les populations locales sont appelées à jouer un rôle actif dans les lâchers d’insectes volants.
L’une des méthodes envisagées consiste en effet à produire et à conditionner des œufs de moustiques dans de petites gélules. Directement confiées aux habitants, ces gélules sont alors placées dans des récipients d’eau pour les faire éclore à petite échelle. « C’est toujours compliqué d’expliquer aux gens qu’il ne faut surtout pas tuer ces moustiques, lesquels vont continuer à piquer, mais sans risque de transmettre des maladies, raconte Anna-Bella Failloux. Il faut associer ce genre de discipline aux sciences humaines et sociales. » Avec ses favelas contrôlées par les cartels de la drogue, le Brésil ne favorise pas toujours le contact direct avec des populations touchées par les épidémies.
Par ailleurs, à l’instar des scandales qui ont pu éclabousser l’industrie pharmaceutique, érodant lentement, mais sûrement, la confiance dans la médecine moderne, il est une expérience ratée de lâchers de moustiques qui est restée dans toutes les mémoires. En 2015, la compagnie privée Oxitec a ainsi créé un moustique génétiquement modifié, enrichi d’un gène létal.
Relâchée toutes les semaines par grappes d’un demi-million de mâles pendant un peu plus de deux ans dans la région de Jacobina, au Brésil, la nouvelle espèce était chargée de décimer la population autochtone en s’accouplant avec les femelles sauvages et en engendrant une progéniture non viable. Depuis, plusieurs études montrent que non seulement la descendance hybride a survécu, mais qu’elle est encore plus robuste que ses parents.
Et les chercheurs ne comprennent pas pourquoi… « C’est toute la différence entre les résultats en laboratoire et l’expérience sur le terrain, où des facteurs imprévus peuvent entrer en jeu, explique Scott O’Neill. C’est pourquoi nous avons testé notre méthode graduellement, avec de solides résultats scientifiques. Par ailleurs, nous avons une mission de service public : à aucun moment, nous ne nous remplissons les poches en fonction du résultat. »
Selon l’OMS, l’incidence de la dengue, devenue endémique dans plus de 100 pays, « a progressé de manière spectaculaire dans le monde » au cours des vingt dernières années et touche plus de 40 % de la population mondiale. Il y a quelques semaines, en France, le Comité de veille et d’anticipation des risques sanitaires (Covars) alertait sur le développement inévitable de ce type de maladies en métropole.
En 2022, 65 cas de dengue et 12 de chikungunya ont été relevés en Occitanie, en Paca et en Corse. « C’est énorme, quand on sait que 80 % des cas sont asymptomatiques, précise Anna-Bella Failloux. Nous façonnons des moustiques de plus en plus adaptés à nos modes de vie urbains. Pendant la canicule, les moustiques se sont rapprochés des habitants en entrant dans les maisons pour se rafraîchir.
Avec les lumières artificielles, ils piquent désormais la nuit, alors qu’ils ont l’habitude de sévir pendant la journée. Enfin, l’augmentation des déplacements dans le monde intensifie le risque de diffusion de ces virus via des voyageurs infectés. »
Si la situation s’aggrave, les Français accorderont-ils leur confiance aux scientifiques pour organiser des lâchers de moustiques modifiés ? « Tout est question de perception du rapport bénéfice/risque, conclut Scott O’Neill. Quand on n’est pas confronté au danger immédiat de la maladie, on se focalise sur le risque. Mais, croyez-moi, dans les régions où la dengue est endémique, les gens sont tellement désespérés qu’ils comprennent parfaitement les bénéfices de ces programmes de prévention. »
Edgar Lalande. Charlie hebdo. N° 1608/2023
- Technique d’évaluation qui consiste à sélectionner de façon aléatoire un groupe expérimental bénéficiant d’une intervention et un groupe contrôle servant de point de comparaison.