Oui, tu vois, j’ai demandé à un inconnu de rédiger l’enveloppe à ma place… La feinte est grossière, j’en conviens, mais ne me la renvoie pas. Pas cette lettre-là. Elle vaut mieux que moi, je te le promets.
Si tu ne veux pas la lire maintenant, attends. Attends deux mois, deux ans, dix ans peut-être. Attends l’indifférence.
Dix ans, je suis bien prétentieux.
Attends le temps qu’il faudra mais, un jour, s’il te plaît, déplie-la. S’il te plaît.
Notre dernière conversation, notre ultime combat devrais-je dire, me hante depuis des semaines. Tu me reprochais mon égoïsme, ma vilenie, mon intérêt. Tu me reprochais de m’être servi de toi, de t’avoir vampirisée, d’avoir été amoureux de ce que tu m’inspirais plutôt que de qui tu étais.
Tu me reprochais de ne t’avoir jamais aimée.
Tu te sens trahie. Tu m’as jeté à la figure que tu ne lirais plus jamais un seul livre de ta vie. Que tu haïssais les mots autant que tu me haïssais moi et même davantage si une telle répulsion était humainement possible. Que les mots étaient des armes minables au service de minables dans mon genre. Qu’ils ne valaient rien, qu’ils ne disaient rien, qu’ils mentaient. Qu’ils abîmaient tout ce qu’ils touchaient et que je t’avais dégoûtée d’eux à jamais.
Maintenant, ce soir, dans deux mois ou dans deux ans, tu liras ceux qui suivent et tu sauras, mon amour, que tu n’avais pas toujours raison.
Tes paupières closes lorsque tu t’abandonnais dans mes bras, Mathilde, ressemblaient à l’intérieur des coques de litchis. Le même pailleté iridescent, le même rose, inattendu et poignant. Les mignons lobes de tes oreilles étaient comme deux crêtes de chapons bien gras — minuscules galets de porcelaine amollis, attendris, fondants d’avoir mijoté si longtemps dans un jus de salive par tes baisers sans cesse écumé —, et leurs méandres de cartilages, une agacerie, des beignets de Carême, une fricassée de têtes d’oiseaux.
La base de tes cheveux, cette odeur, là, dans ta nuque, juste au-dessus de ce delta, de cette brèche secrète et duveteuse, de cet entonnoir à caresses, avait l’amertume piquante de la mie véritable des pains au levain et tes ongles, pour qui les avait longtemps sucés, étaient autant d’amandes mondées un peu trop tôt avant la fin de l’été.
Du creux de tes salières perlait un suc vinaigré qui piquait la langue et du bombé de ton épaule venait sa consolation : le frais, le grainé fin, la chair fondante d’un cul de poire.
Une beurré d’Anjou tétée dans la pénombre du cellier…
À la commissure de tes lèvres, ces minuscules bulles de salive quand tu riais aux éclats crépitaient en larmes de brut rosé et le bout de ta langue, mon adorée, avait le grenu, le grenat, le rêche pâle et délicat des fraises des bois.
Comme elles, adorable sainte-nitouche cachée, secrète, farouche et éperdument, éperdument sucrée. La pointe de tes seins ? deux févettes de Provence, les premières, celles que l’on ramasse en février et qui se méritent car il faut les éplucher à cru tandis que leur galbe, sous ma main, avait le moelleux ambré, lisse, gai et parfumé des beurres de printemps.
Les vallons qui menaient à ton nombril, pour peu que l’on ait su te moitir d’aise, rappelaient cette sorte d’acidité sucrée des quetsches cueillies dans les vergers oubliés et réveillaient heureusement une bouche étourdie d’avoir happé tant d’onctuosité.
Tes hanches façonnaient deux bonnes têtes de brioche et le creux de tes reins avait, a toujours j’imagine, non, je me souviens, le goût suave des fleurs d’acacia. Fragrance entêtante et impérieuse que l’arrondi de tes fesses prolongeait en l’exhalant jusque dans ces exquises fossettes gravées à la pliure de tes cuisses. Ces collets de chairs tendres, douces et polies qui emprisonnaient souvent des doigts trop hardis…
La voûte de tes pieds était musquée, le creux de tes chevilles amer, l’arçon de tes mollets, fruité, le revers de tes genoux, salé, l’intérieur de tes cuisses, minéral et ce qui venait dedans, et ce qui venait ensuite, et ce qui perlait enfin, une réduction de tout ce qui m’y avait mené. Un fond. Un fond de toi et de tout l’univers.
Or ce goût, le goût de ton être, princesse des temps modernes, délicieuse, inconvenante et tatouée dont je me serais servi alors et que j’aurais abusée, eh bien, je n’ai plus que les mots pour m’en délecter.
Hélas, ces misérables outils, et c’est toi qui me l’as rappelé, n’ont aucun mérite. Ils ne savent rien, n’inventent rien et n’enseignent rien quand ils se souviennent, ils rapportent.
Plus que ta peau, tes cheveux, tes ongles ou ton odeur, c’est ton essence, tes humeurs, la sève de ton ventre, ta pectine, ta cyprin, ton suc, ce messager, ce liftier, ce mouchard de ta faim, de ta soif et de tes vertiges, cet enfant de choeur de tes désirs qui me met, cette nuit encore, l’eau à la bouche.
Quel goût avait-elle, ta bien-aimée ? s’enquièrent les 26 lettres du seul alphabet que l’on m’eût jamais appris et dans quel ordre nous rangerais-tu, toi, si tu nous mettais au défi de le lui apprendre ?
Nid d’hirondelle. Figue tiède. Abricot trop mûr. Minuscule framboise gobée sous un crachin serré.
Quelquefois, dérayure. Quelquefois, écorchures des marées, saignées de l’âme et sang de lune. Ou laitance. Ou lactescence. Colostrum d’Aphrodite.
Terrifiant mélange de lait maternel et de morve de bête en rut.
Truffe en aumônière. Bouquet garni de lèvres et d’ourlets de chair pochés à grand mouillement. Raie éviscérée. Chair rose à l’arête. Eau des coquillages. Jus infiltré sous les carapaces. Émulsion de corail d’oursin. Succion d’encre de chipirons pêchés à la turlute. Bêtises de cambrée. Pointe de berlingot à la langue émoussée. Roudoudou d’ambroisie. Cédrat. Cédrat rouge au zeste iodé. Vi…
Oh, Mathilde,
Je renonce.
Je t’ai aimée.
Je t’ai plus aimée que je ne saurais le dire, et beaucoup moins bien.
Recueil “Des vies en mieux” Anna Gavalda