… c’est quoi, c’est qui, pourquoi, pour qui ?
France Mémoire est – censée être – indépendante des instances politiques. Mais ses décisions contribuent à la version officielle de ce qui compte au rang des « valeurs » nationales.
En 2022 donc, nous commémorâmes avec persévérance Rosa Bonheur, avec son Roi de la forêt, que le Musée d’Orsay présentait sans frémir comme une « artiste hors norme, novatrice et inspirante, tournée vers la nature », « engagée pour la reconnaissance des animaux » et exprimant leur « âme », « icône de l’émancipation des femmes ».
Le Musée des beaux-arts de Bordeaux, où avait eu lieu la même exposition que dans la capitale, assénait dans son dossier de presse que sa « vie de femme libre » était « devenue mythique », ce qui jusqu’alors avait échappé à notre attention, mais non à France Mémoire, qui la déclinait non seulement en « icône féministe » bien sûr, mais aussi de façon délicieusement démodée et puritaine en « vestale de l’art ».
Nul n’oubliait de souligner qu’elle avait gagné son indépendance en ayant su « s’associer aux marchands d’art et collectionneurs les plus éminents pour dominer le marché de l’art » — « éminents » étant ici synonyme de « riches », « s’associer » signifiant « vendre ».
Ce sont ces « éléments de langage » qui vont être massivement repris par les médias, de plus en plus habitués à suivre le mode d’emploi qui leur est obligeamment fourni.
- Peu importe qu’elle n’ait jamais fait partie d’un mouvement féministe.
- Peu importe qu’il y ait eu avant elle quelques peintres animaliers un peu frappants, ne serait-ce qu’Eugène Delacroix.
- Peu importe que, d’Émilie d’Aubigny, dite La Maupin, cantatrice sous Louis XIV, à George Sand, il y eût de nombreuses femmes à porter le pantalon.
- Non, ce qui importe, c’est que « l’art et la personnalité de Rosa Bonheur font résonner de nombreuses questions sociétales plus que jamais d’actualité : la place des femmes dans l’art et la société, la cause animale et sa place dans la ruralité et l’écologie ».
- Rosa Bonheur est un modèle de réussite, on n’attend plus que le biopic, avec un tel pitch il sera facile à financer.
Cette relecture désinvolte a le pénible effet de couronner un travail qui, comme disait Paul Cézanne, a pour principal mérite d’être « horriblement ressemblant (3) » ;
- le sommet d’un réalisme lisse, reproduction des codes dominants avec le vibrato sentimental qui ne met rien en question,
- un kitsch qui s’épanouira dans les « Biches au bois » ayant longtemps décoré tant d’intérieurs convenables.
- France Mémoire fait le choix d’un art impeccablement conservateur et conformiste, censé pétiller de révolte et de liberté dès lors que l’artiste vit en habit d’homme et avec une femme.
Le calendrier des commémorations relève d’une série de choix qui composent en douceur un certain récit national. On ne saurait s’en tenir pour en apprécier la teneur qu’à un événement. Mais tous les « marquants » ne bénéficient pas d’une même mise en… valeur, et le simple parcours de l’ensemble en tant que tel est éloquent.
Sans surprise excessive, 2023 continuera à saluer les valeurs sociétales en vigueur aujourd’hui : Colette, Sarah Bernhardt ou la réalisatrice Alice Guy, trois des « lauréates », sauront représenter, plus que ce qu’elles ont apporté à leur art, l’« émancipation des femmes », voire la sensibilité à l’altérité animale — Colette, c’est connu, aimait les chats, et Sarah, ça l’est moins, les tigres. Espérons juste que ne se faufilera pas peu à peu l’éloge d’une essence féminine…
Moins attendue, la commémoration de l’écrivain et député Maurice Barrès, cher à M. Éric Zemmour. Antidreyfusard, antisémite, xénophobe, chauvin exacerbé, dénonciateur de la « pourriture parlementaire », mais… l’opinion publique doit être « éclairée sur son influence avec des connaissances précises du contexte historique de l’époque, fiables et non politisées », car « l’histoire n’est pas faite que de lumière, il y a des parts d’ombre que nous ne pouvons ignorer » (4).
L’historien Yves Bruley, directeur de France Mémoire, ne recule devant aucun cliché, et en étreint un autre en suggérant qu’il faut « mettre en avant… l’évolution du personnage et de sa pensée ». C’est vrai, c’est beau d’évoluer. Tout évolue, d’ailleurs.
Quand les Commémorations nationales avaient choisi d’inscrire Charles Maurras à leur calendrier en 2018, dix des douze membres du comité avaient démissionné, Maurras fut retiré de la liste.
Fin des Commémorations nationales, naissance en 2021 de France Mémoire.
Aujourd’hui, la présence de Barrès, lié un temps certain à Maurras, ne suscite semble-t-il guère de protestations. […]
Le monde diplomatique (avril 2023). Evelyne Pieiller. Source (courts extraits)
- Lire « Albert Camus et le zouave du pont de l’Alma », Le Monde diplomatique, mai 2010.
- Sauf précision contraire, toutes les citations proviennent du site de France Mémoire.
- Ambroise Vollard, Paul Cézanne, Georges Crès, Paris, 1914.
- Cité par Marie Thimonnier, « Pourquoi France Mémoire a-t-elle inscrit Maurice Barrès dans sa liste des commémorations pour 2023 ? », 1er août 2022, Liberation.fr. Cf. aussi Zeev Sternhell, Maurice Barrès et le nationalisme français, Presses de Sciences Po, Paris, 1972.
Un article très caricatural. Rosa Bonheur a été un excellent peintre animalier, lui rendre hommage pourquoi pas, parler de féminisme au 19ème siècle me paraît exagéré, Georges Sand était elle féministe? Pas au sens que nous donnons à ce mot. Ses opinions politiques ? Est ce un motif de censure?