… ou comment des instances privées, dirigent le gouvernement !
L’actualité nous offre quelques exemples éclairants, dans le seul domaine de l’environnement, avec l’accélération insensée de la méthanisation agricole (1), déclenchée en février 2018 par M. Sébastien Lecornu, alors secrétaire d’État auprès du ministre de la transition écologique et solidaire M. Nicolas Hulot, pour complaire à la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA), puis l’apparition surprise, à trois semaines de la présidentielle, d’un projet de « nouvelle loi sur l’eau » portée conjointement sur les fonts baptismaux par Veolia, Suez, et la FNSEA.
La pantomine des « Assises de l’eau » l’avait précédé, tout comme le « work in progress » de l’élaboration de la future « Stratégie nationale de la biodiversité 2030 », invraisemblable pandemonium mobilisant la jet-set mondiale de la « préservation de la nature », ou encore la création quasi-clandestine d’une nouvelle taxe destinée à financer la préservation de la biodiversité.
Les dysfonctionnements affectant l’action publique alimentent depuis des lustres d’interminables gloses et commentaires. Où sont fustigées d’insondables « pesanteurs administratives ».
- Le ministère de l’impossible
Dans un petit ouvrage, tout juste paru (2), un ancien conseiller des ministres de l’écologie François de Rugy et Barbara Pompili en livre des exemples documentés, de l’intérieur :
« On ne soupçonne pas à quel point l’administration pèse sur l’élaboration des décisions publiques. Une loi, par exemple, sera préparée par une administration pilote, discutée dans les services du ministère, puis confrontée aux autres administrations du gouvernement dans les fameuses réunions interministérielles (on dit RIM) arbitrées par Matignon.
Ces RIM vont ensuite se multiplier à chaque étape du processus : avant l’envoi au Conseil d’État, le passage en Conseil des ministres, l’examen en commission puis en séance de l’Assemblée nationale et du Sénat. Une loi adoptée après un seul examen parlementaire aura été « RIMée » une bonne dizaine de fois ! Chacune de ces étapes constitue une nouvelle occasion, pour l’administration, d’intervenir sur le texte.
- Les RIM, parlons-en.
Elles fonctionnent comme un corps social à part entière, avec ses codes, ses références, son langage. Dans ces réunions, pas la peine d’évoquer des études scientifiques ou de débattre des attentes de la société. On parle “technique”, “amendements” et “respect de la ligne gouvernementale”. Les dynamiques majoritaires et le conformisme de groupe inhibent les comportements individuels. Sans même s’en apercevoir, on s’autocensure par crainte de susciter l’indifférence ou, pire, le sarcasme.
Même la scénographie de ces réunions semble avoir été pensée pour décourager les dynamiques d’opposition. Face au ministère qui pilote le dossier débattu, les autres départements sont invités à exprimer leurs réserves, nombreuses, ou leurs encouragements, exceptionnels.
Les RIM sont des instances de soustraction : si vous démarrez avec un capital politique de 80 %, celui-ci diminue à chaque étape du processus : 60 %, 40 %, etc. Et s’il vous reste 30 % de votre ambition en bout de course, vous pouvez vous estimer heureux. L’écologie sort rarement gagnante de ces messes-là. J’ai gardé le mail reçu d’un haut fonctionnaire à l’issue d’une de ces RIM sur la loi énergie-climat. En quelques lignes, la missive illustre l’ampleur des réactions suscitées par nos propositions : “gigantesque”, “explosif”, “socialement inique”, “pas raisonnable”, “difficulté absolument terrifiante”.
Entendons-nous bien : il est sain d’avoir des désaccords au sein d’un collectif gouvernemental, mais l’écologie est la seule à être systématiquement qualifiée en ces termes.
- Triomphe du consulting
[…] … la remise en cause du recours croissant par l’État et ses opérateurs aux cabinets de conseils privés, une commission d’enquête sénatoriale vient de rendre un rapport accablant (3). Outre des dérives financières scandaleuses et le conflit d’intérêts institutionnalisé, c’est sur la « méthode » que la commission pointe des travers systémiques :
« Les consultants peuvent travailler en “équipe intégrée” chez leurs clients et sont alors quasiment assimilés à des agents publics. Pendant la crise sanitaire, ils ont par exemple rédigé des notes administratives sous le sceau de l’administration. Certains disposaient même d’une adresse électronique du ministère.
Cette méthode de travail renforce l’opacité des prestations de conseil car elle ne permet pas de distinguer l’apport des consultants, d’une part, et celui de l’administration, d’autre part.
(…) Au cours des auditions, gouvernement, administration et cabinets de conseil l’ont affirmé avec vigueur : l’autorité politique décide en responsabilité ; les cabinets de conseil n’ont aucune influence sur la décision.
Les cabinets de conseil déploient néanmoins une stratégie d’influence dans le débat public, en multipliant les think tanks et les publications.
[…]
En théorie, les cabinets de conseil doivent proposer plusieurs scénarios à leurs clients et préciser, de manière factuelle, les avantages et les inconvénients de chacun d’entre eux. Ils ont toutefois pour habitude de « prioriser » les scénarios proposés — avec l’accord, voire à l’invitation de l’administration —, ce qui renforce leur poids dans la décision publique.
[…]
- L’action publique sans le législateur
Mais ce sont des dévoiements d’une autre nature et d’une toute autre ampleur qui affectent désormais la matrice d’élaboration des politiques publiques. Concrètement, désormais, très en amont de la décision, des groupes d’intérêt élaborent discrètement, parfois des années durant, une nouvelle doctrine d’intervention. Cela vaut pour tous les secteurs de l’action publique, du plus familier au plus abscons. Une nouvelle doxa va ainsi s’élaborer au fil de rencontres, séminaires, journées d’information, rencontres socioprofessionnelles, publications, tribunes, interventions publiques.
Dans un second temps, et c’est désormais l’essentiel, la doxa trouve une forme de légitimation par le biais d’un support institutionnel offert par un appareil d’État, aussi duplice que complice, qui se prête complaisamment, en offrant ses locaux et la participation de ses fonctionnaires et grands corps, à l’organisation d’évènements publics ou semi-publics (groupes de travail), qui n’ont toutefois aucun fondement normatif ou légal. On va dès lors publiciser à grand renfort de propagande mercenaire, « d’assises », de rencontres, de journées d’information, de forums, de « plateformes multiacteurs », de webinaires etc., qui ont pour fonction essentielle d’élaborer ces fameuses « feuilles de route », soit des déclarations d’intention aussi grandiloquentes que verbeuses, qui n’en contiennent pas moins les keywords décisifs, manière d’instiller dans tous les esprits la nouvelle doxa et sa petite musique. À ce stade, là encore, aucun caractère normatif et a fortiori légal ne peut être accordé à ces déclarations, qui n’en reçoivent pas moins formellement le sceau de l’État, de ses opérateurs, de tel ou tel ministère.
Cette nouvelle matrice, héritée des théories du New public management (4) qui se sont développées dans les années 1980, est introduite de plus en plus clairement en France à partir de 2007 et la Révision générale des politiques publiques (RGPP), inventée sous le quinquennat de Nicolas Sarkozy.
Dès 2012, la Modernisation de l’action publique (MAP), lancée par le premier ministre Jean-Marc Ayrault, prend le relais, avant que la gouvernance Macron ne l’institutionnalise plus clairement encore, au travers notamment du recours croissant aux grands cabinets de conseil privé — longtemps un angle mort du débat électoral, révélé par « l’affaire McKinsey » — mais aussi via les orientations défendues par Mme Amélie de Montchalin, actuelle ministre de la transformation et de la fonction publique.
[…]
Enfin le troisième temps de notre nouvelle valse, celui de l’accomplissement, surtout à l’approche de séquences électorales majeures, passe par le recours forcené aux ordonnances, décrets, arrêtés, circulaires d’application, règlements interministériels, fréquemment non publiés au Journal officiel d’ailleurs, qui n’en font pas moins entrer la nouvelle doxa dans le « droit dur ».
Il s’agit donc d’un déni démocratique majeur puisque des pans entiers de l’action publique échappent désormais par ce biais à la représentation nationale, aux corps intermédiaires, sans même évoquer la « société civile », vouée à servir de chair à canon aux « conventions citoyennes » et autres calembredaines du même tonneau, réceptacles rêvés des interminables logorrhées verbales d’un chef de l’État qui appelle de ses vœux un « dialogue permanent et sans filtre » avec le corps social tout entier.
Depuis son arrivée au pouvoir, le président a multiplié les « Beauvau », États généraux et autres grands débats. Cela tombe bien, c’est devenu la grande spécialité des cabinets de conseil. Ceux-ci ont bâti une « véritable industrie de la consultation publique », selon les auteurs du récent rapport précité de la commission d’enquête sénatoriale. « Ils proposent des solutions “clés en main”, allant de la création d’une plateforme en ligne (…) jusqu’à l’analyse des résultats. Dans certains cas, les cabinets sont missionnés pour recruter le public de la consultation et constituer les panels citoyens », notent les parlementaires. Du pain béni pour consulter à gogo.
Ce sont donc des cabinets de conseil qui ont été appelés à la rescousse pour éteindre la colère des « gilets jaunes » en organisant le Grand débat national en 2019. Et depuis ça continue de plus belle…
[…]
Marc Laimé. Le Blog du Monde Diplomatique. Source (Extraits)
- La méthanisation agricole désigne la production de biogaz et de digestat à partir d’effluents et de résidus agricoles.
- Leo Cohen, 800 jours au ministère de l’impossible. L’écologie au cœur du pouvoir, Les Petits Matins, 144 pages, 15 euros, mars 2022.
- Commission d’enquête sénatoriale relative à l’influence des cabinets de conseil sur les politiques publiques. Sénat, 17 mars 2022. Lire aussi Manon Romain, Luc Martinon, Maxime Vaudano et Les Décodeurs, « Explorez les 1 600 missions des cabinets de conseil pour l’État recensées par « Le Monde » », LeMonde.fr, 17 mars 2022.
- Lire Nicolas Matyjasik et Marcel Guenoun (dir.), « En finir avec le New Public Management. Nouvelle édition » (en ligne), Institut de la gestion publique et du développement économique, Paris, 2019.
- « 160 Milliards d’euros d’externalisation par an : comment la puissance publique sape sa capacité d’agir ». Nos services publics, Note #1, avril 2021.
- « McKinsey, Accenture, Capgemini… : les cabinets de conseil ont été omniprésents sous Macron », Pierre Lann, Marianne, 22 mars 2022.
- « Méthanisation, la course mortifère à l’Or vert ». Mark Halbran, Marianne, 7 mai 2020.
- « Le Varenne de l’eau ou la tentative d’OPA du monde agricole sur la gestion de l’eau », Valérie Noël, Contexte, 1er décembre 2021.
- « L’eau, les Français et les territoires. Face au dérèglement climatique, place à l’action ! Manifeste 2022-2027 ». Les Entreprises de l’eau, 10 mars 2022.
- Décret n° 2022-336 du 10 mars 2022 relatif aux usages et aux conditions de réutilisation des eaux usées traitées, JO du 11 mars 2022, texte n° 1.
- Voir « La démarche de la Stratégie nationale pour la biodiversité », sur le site du ministère de la transition écologique et solidaire.
- Victor-Roux Goeken, « Biodiversité : les agences de l’eau ont besoin de 400 millions d’euros de plus par an », Contexte, 15 décembre 2021.
C’est un « Che » qu’il faudrait à la tête de la la Fnsea !
Pour tous les problèmes: eau énergie sécheresse chaleur pollution Macron n’a qu’une réponse : une nouvelle taxe et plus de privatisations.