À Calais, les marins se retrouvent otages de l’actualité migratoire, spectateurs impuissants de la misère et acteurs clés du sauvetage en mer.
La journée sera belle, et c’est inquiétant. Au large de Calais, les aubes les plus claires sont les plus menaçantes. Voilà trois heures que le Sainte Catherine Labouré a quitté le port clans un noir d’encre. Quelques lumières frêles clignotaient au loin et, à la radio grésillante, le centre régional opérationnel de surveillance et de sauvetage (Cross) Gris-Nez annonçait déjà le départ de quelques canots de réfugiés. « Des gamins qui s’éclairent avec un smartphone, sans GPS ni radar, a soupiré Loïc Fontaine, le capitaine du bulotier. Il va faire beau, c’est une journée migratoire. » De fait, le jour levé, on distingue trois ou quatre embarcations gonflables qui progressent péniblement dans la houle.
À leur bord, une quarantaine d’individus sans gilet de sauvetage, serrés les uns contre les autres, qui, entre les silhouettes monstrueuses des cargos, ont l’air de fourmis dérisoires malmenées par les flots. On comprend alors ce que les chiffres peinent à décrire.
Premièrement, le péril d’une traversée où il faut échapper, outre aux aléas de la météo et à la précarité des embarcations, à la menace de percuter un porte-conteneurs qui surgit à 25 noeuds.
Deuxièmement, l’ampleur du phénomène : une demi-douzaine de canots depuis le départ, soit déjà près de 250 personnes en quelques heures.
Le soleil rose crève l’horizon, et on se demande si c’est facile pour Loïc de continuer à pêcher, alors qu’autour de lui, dans son « bureau », tous les jours, des gens risquent leur vie. Il sourit et plaisante : « Oh, une traversée leur coûte 800 euros, tu sais. Jackpot ! C’est quand même tentant de les faire monter. »
Les pêcheurs ne sont ni des poètes ni des humanitaires. En revanche, ils sont les premiers témoins d’un drame à ciel ouvert, malgré eux acteurs incontournables de la question migratoire en mer du Nord. On était venus disserter sur les rapports entre l’océan et la mort, essayer de comprendre comment les migrants modifient la perception du grand large, prompts à intellectualiser des fantasmes de citadins. Un peu comme si un journaliste candide venait demander aux Parisiens si la présence des SDF modifiait leur rapport à la ville.
Bullshit. Les pêcheurs s’éblouissent des levers de soleil, mais n’en font pas des alexandrins. Et puis, on s’habitue à tout, même à la misère. En 2022, 40 000 personnes ont traversé la Manche, soit 40 % de plus qu’en 2021. « Depuis 2015, ça n’a pas arrêté. C’est notre quotidien », remarque Loïc d’un ton placide. Le durcissement des contrôles sur terre limite les départs à bord des camions, et la politique de lutte contre les « points de fixation » menée sans relâche par la mairie de Calais, avec des enrochements systématiques là où les migrants auraient pu s’installer, poussent les hommes tout droit vers la mer : les départs des small boats explosent.
Les pêcheurs sont là pour pêcher, et non pour régler les problématiques de flux migratoires. Mais l’omniprésence des migrants change bien quelque chose en eux : la misère au large de Calais crée une solidarité entre tous ceux qui prennent la mer, qu’ils partent à la pêche aux bulots ou à la recherche d’une nouvelle vie, en dépit des bords politiques et des blagues grinçantes.
Aide impuissante
La position des marins face aux migrants est ambiguë. En vertu d’un droit de la mer ancestral, ils doivent intervenir s’ils aperçoivent une embarcation en détresse. Consigne des autorités maritimes et question d’honneur. En revanche, ils ne peuvent fournir de l’essence ou du matériel, au risque de se faire accuser d’être des passeurs. « On est les yeux de la mer, rien de plus », résume Loïc Fontaine. Les marins surveillent les embarcations, vérifient s’il y a des enfants à leur bord, des gilets de sauvetage et signalent la présence des canots aux autorités.
Le Cross envoie alors un patrouilleur de service public escorter le pneumatique jusqu’aux eaux britanniques, où ils seront pris en charge par les gardes-côtes anglais. « Les embarcations n’ont pas de radar et elles sont très nombreuses : ça peut être difficile pour le Cross de les localiser. Nous sommes les seuls à pouvoir alerter », explique le capitaine. II est arrivé au Sainte Catherine Labouré de veiller sur un canot jusqu’à l’arrivée des secours… sans avoir le droit de lui venir en aide. Un rôle parfois compliqué à tenir ? Le pêcheur hausse les épaules, ses mots sont pudiques, hésitants.
« Une fois, j’ai vu une embarcation, la mer était grosse, même nous, à bord du bateau, on faisait pas les malins. Les mecs étaient terrifiés. II y avait une bonne femme, en larmes, totalement paniquée. Elle m’a tendu son bébé en me suppliant de le prendre. En tant que père de famille, c’est pas facile. » II s’interrompt, coupé par d’incessants avertissements radio : « Départ d’une nouvelle embarcation de Boulogne. Cinquante personnes à bord, quatre enfants, pas de gilets », énumère une voix monocorde.
Au loin, une vedette de secours s’approche d’un bateau manifestement mal en point. Drôle de contraste entre le roulis paisible du navire et le tableau catastrophe qui se dessine à l’extérieur. Loïc reprend : « Quand même, ça fait mal. Ils doivent sacrément avoir envie d’y aller, en Angleterre, pour embarquer dans ces conditions-là. Moi, je n’ai qu’une envie : leur dire, les gars, ça ne vaut pas le coup ne partez pas. »
Les premiers témoins d’un drame à ciel ouvert
Comment pêcher en paix quand la navigation se transforme chaque jour en cas de conscience ? Sur le pont du navire, Jimmy s’allume une clope. Le fils du capitaine a commencé le métier à 17 ans, parce que la mer, c’est « la liberté », explique-t-il, parce qu’on y est bien plus tranquille qu’à les pauses ne sont pas millimétrées, il y a le grand air. Mais le boulot change, et l’horizon se rétrécit. Déjà, le Brexit a largement réduit les zones de pêche autorisées. Les marins exercent dans un mouchoir de poche, privés de grand large. Et le pas de Calais est le détroit le plus fréquenté du monde – 400 navires par jour. Avec ceux du Cross et les innombrables canots, ça commence à faire du monde. « Parfois, on est coincés entre les secours et les réfugiés, on ne peut plus avancer », raconte Loïc, venu rejoindre Jimmy.
II y a aussi la peur de heurter un small boat : « La dernière fois, on est passés à 2 m, s’inquiète Jérôme, un des marins à bord. Dans la brunie, on ne voit rien. » Et la certitude, un jour ou l’autre, de devoir faire face à un drame comme celui du 24 novembre 2021, quand 27 migrants ont trouvé la mort dans un naufrage au large de Calais… quelques minutes après le passage du Sainte Catherine Labouré.
« Le pire, c’est quand on voit des canaux vides. Forcément, on imagine le pire », ajoute Jimmy. Son père acquiesce : « On n’est jamais totalement sereins, il faut sans cesse être vigilants. » Alors les pêcheurs s’en remettent à ce hasard qu’ils ne nomment pas, la chance, peut-être le destin. Loïc ne croit pas en Dieu : son bateau s’appelle certes le Sainte Catherine Labouré, « une bondieuserie du précédent propriétaire, mais ce n’est pas trop mon truc », avoue-t-il. Mais il n’a pas changé le nom, par superstition.
DES PLAISANCIERS SOUCIEUX
Pendant ce temps, au port de plaisance de Calais, Olivier Folcke prépare sa sortie. On trouve bien des embarcations de loisirs à proximité de la grisaille du terminal industriel. Les locaux réclament aussi leur droit à la mer, leur part de volupté balnéaire. La vie du port continue et s’adapte. Â quelques centaines de mètres des dunes où campent les migrants, les plaisanciers pique-niquent tranquillement sur les ponts des voiliers. Olivier Folcke possède deux navires rutilants, il aime les beaux objets, la réussite, il raconte à l’envi son business de matériaux de construction, ses succès bancaires, comment « comprendre le système » pour triompher. II a traversé la Manche à la nage et gagné des championnats de lancer d’hameçon. II organise des sorties de pêche pour faire découvrir la région, et semble pouvoir bavarder des heures sans évoquer la question migratoire.
« Bon, et les small boats, alors ?
– Oh, tu sais, les migrants, c’est comme les impôts.
– ….
– La première année, ça fait mal, puis on s’habitue ! »
Et pourtant. Ce qu’Olivier Folcke ne raconte pas, c’est qu’en novembre dernier il a sauvé trois migrants de la noyade. Ce jour-là, il a vu des réfugiés se jeter dans l’eau depuis la plage pour échapper à un contrôle de police, et embarquer à toute vitesse sur un bateau pneumatique. Après une vingtaine de minutes de navigation, une dispute a manifestement éclaté à bord du canot, et trois hommes ont été poussés à l’eau. Ils ne savaient pas nager : ils se sont agrippés à un objet flottant et Olivier Folcke a mis une dizaine de minutes à les rejoindre. Ils étaient tétanisés par le froid. Des Syriens en état d’hypothermie grave qui n’ont pas prononcé un mot jusqu’à leur prise en charge par les pompiers au port.
Plus tard, les autorités ont interrogé Olivier sur la présence de migrants à bord de son navire. L’intervention d’un plaisancier n’est jamais vue d’un très bon oeil par les pouvoirs publics. « Sérieusement, je suis censé ne pas sauver les gens pour ne pas être pris pour un passeur ? Si on avait attendu les secours, les mecs se seraient noyés, c’est certain ! » bougonne-t-il. Depuis, il a doté son nouveau navire d’une dizaine de gilets de sauvetage, « au cas où ». « Des drames vont se reproduire. On ne peut pas fermer les yeux », poursuit-il.
La mer scintille de reflets gris. La côte se révèle, les dunes, les longues plages et, au loin, les falaises du cap Gris-Nez qui se détachent à l’horizon. « Pas mal hein ?, lance Olivier Folcke. On oublie les beautés du coin. C’est difficile d’exister en dehors de l’actualité. Mais les gens d’ici aiment la côte, et en profitent. » Quelques mamys font paisiblement du longe-côte prés des cabanes de plage où s’abritent les migrants, la nuit venue. « On n’a pas vraiment envie de penser à la réalité. Mais, dans les faits, on est un peu moins insouciants. On s’attend à tout », poursuit le plaisancier. Comme la fois oit il a lancé sa canne à pèche prés d’une masse étrange, à quelques dizaines de mètres du bord. Plus tard, il a appris par la police qu’il s’agissait d’un corps.
Midi. Le Sainte Catherine Labouré tangue jusqu’au port. Il n’y a plus trace de canots à l’horizon : les réfugiés doivent déjà avoir gagné les eaux britanniques… ou ont été reconduits à Calais : la préfecture maritime fait état de 41 personnes sauvées qui étaient à bord d’une embarcation en détresse ce jour-là. Elles repartiront le lendemain.
Loïc, lui, fait ses comptes et râle un peu. La pêche a été mauvaise. Le coin manque de ressources, trop dense, trop compliqué. Voudrait-il déménager ? Aller pêcher dans d’autres eaux, plus vastes, aux enjeux plus légers ? Le capitaine hausse les épaules. « J’ai toute ma vie ici », balaie-t-il. Avant d’ajouter : « Et puis, ces gens-là, ils ont bien besoin de nous. »
Coline Renault. Charlie hebdo. 19/04/2023