Inéluctable avancée technologique…

… et dangereuse perversion de l’espace terrestre !

Le déploiement par Elon Musk de milliers de nouveaux satellites en orbite basse bouche littéralement la vue des astronomes. Craignant de perdre à tout jamais l’accès à l’observation du cosmos, la communauté scientifique appelle à se mettre en ordre de bataille pour cesser le massacre et préserver ce bien commun de l’humanité.

Cet été, si vous avez la chance de passer des vacances à l’abri de la pollution lumineuse, faites un test : observez la voûte étoilée et tâchez d’apercevoir des étoiles filantes. Vous verrez peut-être un ou deux flashs lumineux correspondant à l’entrée d’un corps céleste dans l’atmosphère, transformé en boule de feu. Mais la plupart du temps, vous remarquerez des points lumineux se déplaçant à la queue leu leu. Trop hauts et trop rapides pour des avions, trop lents et trop constants pour des météores. Vous comprendrez assez vite que quel que soit l’endroit où vous vous trouvez, au milieu d’un désert ou en pleine mer, la myriade de satellites d’Elon Musk vous a rattrapé. Au même titre que les citadins ont dû tirer un trait sur l’observation du ciel à cause de la pollution lumineuse, l’humanité tout entière est désormais prise en otage par un milliardaire prêt à massacrer l’espace pour se remplir les poches. Nul endroit sur la planète Terre, y compris le plus reculé, n’est épargné.

L’humanité tout entière est désormais prise en otage par un milliardaire

Avec un rythme hallucinant d’un lancement par semaine depuis un an et demi, la société SpaceX d’Elon Musk a désormais déployé plus de 4 000 satellites de sa constellation de télécommunications Starlink. Délirant, quand on sait que, il y a cinq ans à peine, pas plus de 2 500 satellites actifs évoluaient au-dessus de nos têtes, tous opérateurs confondus. Le nouveau patron de Twitter ne compte pas s’arrêter en si bon chemin, puisque le nombre de satellites Starlink devrait être multiplié par 10 d’ici à 2030. Placés à des altitudes particulièrement basses, 550 km au-dessus du plancher des vaches, ils réfléchissent bien les rayons du Soleil : il est effectivement très facile de les apercevoir à la tombée de la nuit ou au lever du jour, lorsque la lumière se fait rasante. Si l’on ajoute à cela les innombrables débris accumulés en orbite depuis le début de la conquête spatiale (environ 36 500 objets de plus de 10 cm et 1 million de plus petits), on peut dire que le ciel est devenu un véritable stroboscope pour boîte de nuit. Déconseillé aux épileptiques.

La plupart de ces éclairs lumineux sont invisibles à l’œil nu, mais ils peuvent, au télescope, être confondus avec des phénomènes cosmiques d’intérêt, certains produits dans l’Univers profond. Fin 2020, une équipe chinoise affirmait ainsi avoir observé trois ans plus tôt, à l’aide des télescopes jumeaux Keck d’Hawaï, une explosion cosmique très brève issue de la galaxie lointaine GN-zll. Un exploit, car ces « sursauts gamma », généralement dus à la mort d’une étoile, sont des phénomènes aléatoires très courts, de quelques secondes tout au plus. Il y avait une chance sur… 10 milliards de pointer le télescope au bon endroit et au bon moment ! Un peu trop beau pour être vrai. Selon deux autres études parues dans la revue Nature Astronomy, le télescope hawaïen a plutôt croisé la route d’un vieux débris métallique. Plus précisément, celle d’un booster ayant appartenu à une fusée russe Proton lancée en 2015. Autre exemple : la semaine dernière, des chercheurs-chasseurs d’astéroïdes potentiellement dangereux pour la Terre ont perdu un temps précieux â suivre un signal venant en réalité… d’une minisonde japonaise d’à peine 14 kg en orbite autour de la Lune !

Les cas d’interférences entre les satellites Starlink et les images d’astronomie pourraient quant à eux remplir des pages et des pages de la presse à scandale. Le 22 novembre 2020, quelques mois seulement après le début du déploiement de la constellation, la Terre avait traversé la zone poussiéreuse d’une comète. Les amateurs d’astronomie s’étaient alors préparés à observer une rare pluie d’étoiles filantes. Malheureusement, le spectacle a quelque peu été gâché par une ligne de points lumineux, correspondant au passage en file indienne des satellites Starlink. Les montages en timelapse réalisés cette nuit-là ressemblent à des tableaux de Picasso raturés par un gamin de 12 ans. Fin janvier 2022, des chercheurs ont analysé le relevé astronomique Zwicky Transient Facility (ZTF) de l’observatoire Palomar, près de San Diego, entre novembre 2019 et septembre 2021. Cet instrument recueille des observations d’objets cosmiques tels que des super-novae et des astéroïdes géocroiseurs. Résultat : les satellites Starlink sont désormais présents, sous la forme de stries, sur un cliché sur cinq pris à l’aube ou au crépuscule. Si SpaceX poursuit son déploiement frénétique de satellites, les scientifiques prévoient que presque toutes les images crépusculaires du ZTF contiendront à l’avenir au moins une traînée lumineuse. Dans une récente étude, publiée le 20 mars dernier dans Nature Astronomy, des astronomes amateurs ont analysé les images collectées entre 2002 et 2021 par le télescope spatial Hubble, en orbite autour de la Terre depuis 1990, à 540 km d’altitude. L’intérêt d’envoyer un télescope dans l’espace consiste justement à le protéger de la pollution lumineuse terrestre. Même prises en orbite, près de 3 % des images contiennent au moins une traînée générée par un satellite. Là aussi, si Elon Musk continue de massacrer l’orbite basse, 20 à 50 % des clichés du télescope pourraient contenir des ratures signées Starlink.

Toujours dans la dernière édition de Nature Astronomy, des chercheurs de l’université d’Arizona, à Tucson, ont estimé le coût qu’un tel scénario pourrait représenter à terme pour l’astronomie. Prenant l’exemple du télescope géant Vera-C.-Rubin (VRO), au Chili, les chercheurs évaluent que l’ensemble des débris et des satellites actuellement en orbite entraîneront d’ici à 2030 une hausse de la luminosité du ciel d’environ 10 % au zénith par rapport à une époque antérieure à la conquête spatiale. Considérant le temps perdu à traiter des données inutilisables, il faudrait ajouter près d’un an d’observations à un programme prévu sur une décennie. Surcoût total de l’opération : 21,8 millions de dollars. Sans doute une broutille pour Elon Musk. La situation ne risque pas de s’améliorer. En déployant de façon anarchique autant de satellites, le risque de collisions susceptibles de générer de nouveaux débris n’a jamais été aussi élevé. Allez donc observer les tréfonds de l’Univers avec une lampe torche braquée dans les yeux…

Dans la même revue, des chercheurs espagnols, italiens et portugais appellent la communauté internationale à s’organiser et à agir pour « arrêter cette attaque » venue du ciel. Se montrant assez pessimistes en la matière, ils rappellent ce qui s’est passé lorsque la recherche a découvert les effets nocifs du tabac, des pluies acides, du réchauffement climatique ou encore des opioïdes. « À chaque fois que [ces] problèmes ont été soulevés dans la littérature scientifique, la « machine à doute » s’est mise en marche par les pollueurs afin d’arrêter, ou au moins retarder de plusieurs années ou décennies, l’adoption de contre-mesures et de règles pour protéger la santé humaine et l’environnement. »

Dès 2020, trois astronomes italiens des observatoires de Rome, Brera et Trieste appelaient leurs collègues à se dresser contre « la menace d’empêcher l’accès à la pleine connaissance du cosmos et la perte d’une richesse intangible d’une valeur incommensurable pour l’humanité ». Une seule solution selon eux : qu’un gouvernement quelconque, italien ou français, poursuive les États-Unis devant la Cour internationale de justice, afin d’empêcher le déploiement de ces projets de mégaconstellations. « Le préjudice ici est l’atteinte à notre patrimoine culturel, le ciel nocturne », dont l’accès, écrivent les astronomes, est un droit aussi fondamental que celui « de respirer de l’air non pollué, de boire de l’eau potable ou de dormir dans un environnement calme ». Lorsque l’humanité est lancée dans une course contre la montre, on sait généralement comment cela finit.


Edgar Lalande. Charlie Hebdo 15/04/2023


Une réflexion sur “Inéluctable avancée technologique…

  1. Anne-Marie 19/04/2023 / 19h29

    Ne pourrait-on envoyer une bonne fois pour toute Musk dans l’espace, sans billet de retour 😉

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