Ça censure de partout, c’est devenu irrespirable.
À chaque instant, une personne se sent offensée, et demande vengeance.
Les ressentiments se propagent sur les réseaux sociaux, et de microfatwas ne cessent d’être promulguées à tout propos. La rivalité des rancœurs a pris la place du dialogue. On condamne, on interdit, on bannit. La société n’est plus qu’une mosaïque de sectes morales dont l’agressivité cherche à nous imposer des limites. Plus personne ne supporte plus personne. La tolérance est revenue à son niveau primitif. Le mot « civilisation » me semble une farce.
Regardez, par exemple, ce qui se passe aux États-Unis, c’est accablant.
Un passionnant reportage de Yann Perreau, publié dans Libération, examine ce rapport du PEN America, l’association qui défend la liberté d’expression et les droits des écrivains, qui recense, pour l’année 2022, « 2 532 décisions prises par des districts scolaires, des élus ou des institutions, de retirer des livres de leur circonscription ». Au total, 1 648 livres seraient blacklistés. On appelle ça des book bans : des livres bannis.
Dans plus de 32 États, on met à l’index, entre autres, Mark Twain, Toni Morrison, John Steinbeck, Philip Roth, Shakespeare, et même une adaptation BD du Journal d’Anne Frank, qui « a été retirée d’une école du Texas en raison de ses « références à la sexualité » ».
Un livre qui ne fait pas référence à la sexualité, ça existe
Je pose une question en passant : un livre qui ne fait pas référence à la sexualité, ça existe ?
Cette rafle vise tout ce qui serait en rapport avec les LGBT+, accusés d’« hérésie diabolique » (il y a un humour involontaire dans le puritanisme), mais également tout ce qui aborde la question du racisme, de l’esclavage, des minorités. Bref, en bannissant des livres jugés offensants pour les enfants, l’idéologie conservatrice perpétue les rapports de domination et légitime l’histoire des injustices.
Puis je suis tombé, dans Le Monde, sur une enquête de Laurent Carpentier et d’Aureliano Tonet, qui offre un contrechamp : dans les universités et les écoles d’art, en France, des artistes comme Jean-Luc Godard ou Philippe Grandrieux sont accusés de sexisme parce qu’ils filment avec un regard masculin qui érotise le corps des femmes (ce que leurs détracteurs appellent le male gaze). Dans ce cas, la dénonciation – et les lynchages qui s’ensuivent au sein des écoles et sur les réseaux sociaux – vient des étudiant(e)s qui appellent à la censure au nom d’une idéologie progressiste. Évidemment, les hommes – même les grands artistes – n’ont pas assez conscience qu’à travers leur regard, ils produisent, même à leur insu, une représentation des femmes soumise à leur fantasme, mais comment écrire des livres et faire des films amputés du désir et de ses dangereuses complexités ?
Entre la terreur morale d’extrême droite et le puritanisme de gauche, aucun rapport, pourtant la censure semble devenue la même.
Yannick Haenel. Charlie Hebdo. 12/04/2023
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