« Mourir au travail n’est pas un fait divers ! »
Michel, Yucel, Teddy, Romain… ont plusieurs points communs.
- Premièrement, ce sont des hommes.
- Deuxièmement, ils ont perdu la vie au boulot.
- Troisièmement, leur mort est considérée comme un fait divers, leur sort réglé en quelques lignes dans la rubrique des chiens écrasés.
Professeur d’histoire-géographie en Seine-Saint-Denis, Matthieu Lépine compile sur Twitter les infos sur les accidents et les morts au travail. Son compte Accident du travail : silence, des ouvriers meurent est devenu un livre détonant, L’Hécatombe invisible (1), qui dénombre ces sacrifiés du boulot et dénonce ce qui, au même titre que les féminicides, constitue un fait social qui mériterait de s’afficher en lettres capitales sur les murs de la ville.
- Comment un professeur de lycée s’est-il intéressé à la question des accidents mortels au travail, et pourquoi ?
Matthieu Lépine : Ça a commencé durant le mouvement des « gilets jaunes ». En janvier 2019, une quinzaine de personnes avaient déployé devant le siège du conseil départemental des Yvelines une banderole sur laquelle était inscrit : « Ouvrier autoentrepreneur de 68 ans mort au travail. C’est le système Macron ». L’homme, Michel Brahim, était couvreur. Il était à la retraite, mais avec 700 euros seulement, il ne pouvait pas faire vivre sa famille et continuait son métier.
Quinze jours plus tard, Franck Page, 19 ans, étudiant et livreur à vélo, assujetti à la plateforme Uber, perdait la vie, écrasé par un camion pendant une course. À l’époque, je m’intéressais déjà à la question des accidents du travail. Les morts successives de Michel et de Franck m’ont révolté, alors que leur triste sort n’a pas semblé émouvoir grand monde et que le système capitaliste l’a passé par pertes et profits. J’ai eu besoin de leur donner de la visibilité, d’expliquer qui ils étaient et pourquoi ils sont morts.
- Comment avez-vous procédé ?
En m’inspirant du travail réalisé par le journaliste David Dufresne, qui recensait sur son compte Twitter les violences policières contre le mouvement des « gilets jaunes ». Des publications qui commençaient toutes par la formule : « Allô@ Place_Beauvau – c’est pour un signalement. » J’ai trouvé ça percutant et lancé, en janvier 2019, mon compte Accident du travail : silence, des ouvriers meurent.
Mon premier signalement interpellait directement la ministre du Travail de l’époque : « allo@murielpenicaud – c’est pour signaler un accident du travail ». Pour faire ce recensement, je consulte la presse régionale. Les accidents et morts au travail font souvent l’objet d’une brève. Il y a peu d’informations sur les circonstances du drame et encore moins sur la victime. Pire, la notion d’accident du travail est rarement évoquée dans ces articles classés dans la rubrique des faits divers.
- Après quatre ans, après les centaines de personnes recensées dans ces drames et les portraits poignants que vous donnez à lire, quels constats peut-on faire sur le monde du travail ?
D’abord qu’il est violent. Depuis mon poste d’observation, j’ai comptabilisé des milliers d’accidents au travail, graves ou mortels, qui surviennent chaque année en France. Dès ma première semaine de recensement, je dénombre sept morts : un chaque jour de la semaine ! Traditionnellement, le BTP, les secteurs industriel et agricole, où le machinisme gigantesque ne pardonne pas en cas d’erreur de manipulation ou de défaillance technique, sont surreprésentés dans les accidents mortels, mais d’autres secteurs émergent : le mode de vie à la fois sédentaire et nomade des chauffeurs routiers tue à petit feu.
Les bûcherons, les nouveaux métiers précarisés, comme les livreurs, les intérimaires, et les apprentis, viennent gonfler les chiffres. Il y a plus d’hommes tués au travail que de femmes, mais les salariées ne sont pas épargnées non plus. En cumulant les accidents, les maladies entraînant le décès et les suicides sur le lieu de travail, il y a chaque année plus de 1 200 morts.
C’est le taux d’incidence le plus élevé d’Europe, de deux fois supérieur à celui de la moyenne de l’Union européenne. Quant aux accidents du travail, ils sont un phénomène d’ampleur et en augmentation. Ils touchent près de 1 million de travailleurs chaque année. Le tout dans un silence médiatique quasi total.
- Quelles sont les causes de cette situation ?
Elles sont nombreuses : précarité au travail, négligence de la formation, recours massif à une main-d’œuvre intérimaire ou en sous-traitance, promotion de l’ubérisation, absence d’encadrement de l’apprentissage ou encore déresponsabilisation des entreprises… Ce qui est sûr, c’est que la dégradation des conditions est au cœur des enjeux. À travers les drames multiples, c’est un monde du travail où la sécurité passe après la rentabilité qui se dessine.
- Il y a le silence quasi indifférent des médias, mais aussi l’impression que, lorsque les affaires arrivent devant la justice, les responsables ne sont pas vraiment des coupables…
Effectivement. La justice est lente, et faire reconnaître la responsabilité des employeurs en cas de faute inexcusable n’est pas chose facile. Souvent, la justice condamne le patron pour homicide involontaire avec amende et peine de prison avec sursis. Et ce même quand la mise en danger est évidente. Je peux citer le cas emblématique d’Hugo Bardel, un jeune bûcheron mort en 2018.
Son entreprise, qualifiée d’ « exemplaire » dans le journal local, a été condamnée, au pénal, à 10 000 euros d’amende avec sursis et 1 000 euros supplémentaires en raison du non-respect d’un périmètre de sécurité. Voilà ce que vaut la vie d’un apprenti ! J’oubliais, l’entreprise a eu l’interdiction de recruter un nouvel apprenti… pendant deux ans. Pour être tout à fait complet, il faut aussi dire que le pôle social du tribunal judiciaire a reconnu la faute inexcusable de l’employeur et condamné l’entreprise à verser 70 000 euros aux parents et au frère d’Hugo pour « compenser » le préjudice moral subi.
- Emmanuel Macron se gargarise de la « valeur travail », mais votre livre est parsemé de propos très révélateurs sur la façon dont le président déconsidère le travail. Pourquoi avoir tenu à rappeler des petites phrases comme celle lancée en 2015 à l’université d’été du Medef : « Je compte sur vous pour engager plus d’apprentis. C’est désormais gratuit quand ils sont mineurs » ?
Parce que c’est ce genre de politique, mise en œuvre depuis des années, qui est la cause de la dégradation des conditions de travail. La précarisation d’un côté, l’absence de formations de l’autre engendrent des drames humains. Ce n’est pas moi qui le dis, mais des organismes comme l’Institut national de recherche et de sécurité (INRS), qui constate que la fréquence des accidents du travail est deux fois et demie plus importante chez les moins de 25 ans que pour le reste des travailleurs.
Ou la Mutualité sociale agricole [la sécurité sociale des salariés agricoles, ndlr], qui, dans une étude, constate que le nombre d’accidents graves du travail a pratiquement augmenté d’un tiers (+ 29 %) entre 2012 et 2016 chez les apprentis. Ce sont des chiffres et des pourcentages, mais moi, j’ai le souvenir de Lætitia Landot, la maman d’Arthur, 14 ans, écrasé par le bras télescopique d’un tracteur, qui m’a dit : « Je leur avais confié mon fils et ils l’ont mis en danger à tel point qu’il n’est plus là aujourd’hui. »
Ou de Caroline Dilly, mère de Benjamin Gadreau, jeune ouvrier du BTP, qui me disait : « J’aimerais que la mort de mon fils ne soit pas un fait divers dans un petit journal de province. » Face à cela, on a les propos d’Emmanuel Macron, qui estime que « c’est l’entrepreneur qui prend tous les risques », qui n’aime pas le mot « pénibilité » « parce que ça donne le sentiment que le travail, c’est pénible », ou croit savoir que « quand on est jeune, trente-cinq heures, ce n’est pas long ». J’aimerais, sinon le mettre en face de ses responsabilités, du moins qu’il prenne conscience du réel.
En 2019, les statistiques de sinistralité de l’assurance-maladie faisaient état de 26 898 accidents du travail chez les moins de 20 ans, dont plus de 10 000 concernent les apprentis. La même année, au moins 15 jeunes en apprentissage sont décédés du fait de leur activité. Quand le gouvernement rend l’apprentissage de plus en plus facile, gratuit, il met des adolescents dans des situations difficiles au lieu d’être strict et rigoureux sur la formation et l’encadrement de ces jeunes. Il a donc une grande part de responsabilité dans une situation, qui, je le crains, risque d’empirer.
Propos recueillis par Natacha Devenda. Charlie hebdo. 12/04/2023
- L’Hécatombe invisible. Enquête sur les morts au travail, de Matthieu Lépine (éd. Seuil).
Une réflexion sur “Droit du travail, droit de mourir !”