Petit commerce entre dictatures

Ce qui fait battre le cœur de l’Allemagne, c’est sa célèbre industrie, qui a besoin de trois choses : des sources d’approvisionnement sûres ; de la main-d’oeuvre très qualifiée – la moins chère possible – ; et des marchés. La main-d’oeuvre pas chère, l’élargissement de l’Union européenne à l’est la lui a donnée. Mais, pour le reste, ce fut la Chine, devenue premier débouché de l’industrie teutonne.

Seulement voilà : depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie, la Chine – qui tire doublement les marrons du feu en vendant cher et en achetant pas cher à son « allié » russe – est devenue de moins en moins fréquentable. D’autant que cette Chine est aussi le pays qui a racheté à tour de bras des entreprises en Europe, y compris de haute technologie, ou liées à la défense, suscitant un tel émoi qu’en novembre dernier le ministre allemand de l’Économie, Robert Habeck, a empêché la vente à des investisseurs chinois de deux usines de composants électroniques jugées stratégiques (1). Cela dit, la leçon a été vite oubliée : estimant qu’il n’y avait pas de risque d’invasion chinoise de Taïwan « à court terme », Volkswagen a annoncé d’énormes investissements en Chine, où le constructeur réalise la moitié de ses bénéfices mondiaux.

Ce serait quand même cool pour l’industrie allemande d’être un peu moins dépendante de Pékin, et de se trouver un nouveau terrain de jeu. Coup de chance ! L’Inde est là. Le pays si souvent qualifié de « plus grande démocratie du monde » est devenu infréquentable sur le plan démocratique ? Pas grave : son immensité et sa forte croissance anticipée pour les années à venir justifient, aux yeux des Allemands, que l’Union européenne signe un traité de libre-échange avec elle (2). Et ce même si son dirigeant depuis 2014, Narendra Modi, se revendique du suprémacisme hindou, multipliant les discriminations et les violences à l’encontre de la minorité musulmane.

Les médias, contre lesquels Modi mène d’intenses campagnes d’intimidation, y sont très dépendants du pouvoir, lui-même dans la main de puissants conglomérats. Et, très récemment, son principal opposant, Rahul Gandhi, du Parti du Congrès, a été condamné à deux ans de prison et exclu de l’Assemblée, pour avoir demandé, il y a quatre ans : « Pourquoi est-ce que tous les voleurs s’appellent Modi (3) ? »

Une attaque majeure qui a soudé l’opposition et qui fait de plus en plus douter de l’existence de la démocratie en Inde où, par exemple, le gouvernement a censuré un documentaire de la BBC sur son exemplaire leader, avant de perquisitionner les locaux de la chaîne, sous prétexte de contrôle fiscal. L’Inde s’abstient lors du vote à l’ONU concernant l’agression russe en Ukraine ? Pas grave, on vous dit !

Le chancelier Olaf Scholz pose tout sourire avec le dirigeant indien, auquel il veut vendre six sous-marins ThyssenKrupp, pour 5 milliards d’euros. De notre côté, il se murmure que, le 14 juillet prochain, Modi sera l’invité d’honneur de la France, qui aimerait bien lui vendre des Rafale et des sous-marins. Finalement, il se pourrait que l’aveuglement allemand fasse les affaires des armuriers français.


Jacques Littauer. Charlie hebdo. 05/04/2023


  1. « Sécurité nationale : l’Allemagne bloque le rachat par la Chine non pas d’une, mais de deux usines de semi-conducteurs » (La Tribune, 9 novembre 2022).
  2. « L’Allemagne fait « pression » pour la conclusion d’un accord de libre-échange avec l’Inde », par Nathalie Steiwer (Les Échos, 26 février 2023).
  3. « Rahul Gandhi exclu du Parlement : la démocratie en Inde est-elle en danger ? », par Côme Bastin (Marianne, 28 mars 2023).

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