Un peuple debout…

…un pouvoir obstiné

Peut-on encore faire reculer un gouvernement, mettre en échec une décision prise par le pouvoir ?

Mais depuis 2006 et la lutte victorieuse contre le contrat première embauche (CPE), plus rien de tel. Peu importe le nombre de manifestants, peu importe la stratégie, défilés ordonnés ou agités, grève perlée, occupations d’université ou actions spectaculaires ; les échecs s’enchaînent : lutte contre l’autonomie des universités en 2007, bataille des retraites en 2010, mobilisations contre la loi El Khomri en 2016 ou les ordonnances Macron en 2017, contre le logiciel de sélection dans l’enseignement supérieur Parcoursup en 2018… Dorénavant, le « modèle Thatcher » a fait école : les gouvernants ne reculent plus. Même devant les poubelles qui s’entassent, les stations-service à sec, les trains annulés, les classes fermées, les routes bloquées. Ils s’accommodent des métros perturbés comme des manifestations hebdomadaires ou quotidiennes. Et si la situation devient intenable, ils réquisitionnent, ils répriment. Cette dureté serait même devenue un attribut du pouvoir en République : « résister à la rue » témoignerait d’un sens de l’État, du courage politique.

[…]

De la chambre d’enregistrement au paillasson

M. Emmanuel Macron tient donc bon en espérant que « ça passera », une fois encore. Il tente d’imposer sa réforme des retraites avec brutalité, ignorant un mouvement de contestation dont il aurait dû percevoir l’ampleur et la détermination. À dix reprises, à l’appel d’une intersyndicale inhabituellement soudée, des millions de personnes ont battu le pavé, dans les grandes villes comme dans des petites bourgades n’ayant jamais connu pareilles mobilisations.

Les enquêtes d’opinion, qui d’ordinaire passionnent l’Élysée, dénombraient jusqu’à 70 % d’opposants à la réforme, et même 90 % en ne sondant que les actifs. Des chiffres qui ont augmenté à mesure que le gouvernement faisait œuvre de « pédagogie », et que les citoyens ou l’opposition parlementaire de gauche débusquaient les mensonges ministériels — non, la réforme n’est pas « nécessaire », ni « juste », ni « protectrice pour les femmes », et non, elle n’assure pas une « pension minimale à 1 200 euros » pour tous. On prend un risque quand on veut faire travailler les gens deux années de plus : ils s’informent, ils vérifient.

Docile envers l’Union européenne qui recommande cette réforme mais inapte à convaincre les Français et leurs députés, M. Macron a choisi de passer en force.

Il a utilisé toutes les munitions imaginables pour limiter la durée des débats parlementaires (article 47-1 de la Constitution), pour clôturer les discussions sur un article dès lors qu’« au moins deux orateurs d’avis contraires sont intervenus » (article 38 du règlement du Sénat, utilisé pour la première fois depuis son entrée en vigueur en 2015), pour obliger les sénateurs à se prononcer d’un bloc sur la réforme, et non pas article par article (article 44-3). Enfin, le 16 mars 2023, le gouvernement de Mme Élisabeth Borne a dégainé le fameux « 49-3 », qui autorise à se dispenser du vote des députés. Une méthode originale pour un président qui aime se camper en hérault du monde libre et fustiger à longueur de discours les « autocrates », les « régimes autoritaires » où l’avis de la population ne compte pas, où le Parlement joue un rôle croupion, où l’opposition est réduite au silence.

Finalement, sa réforme des retraites, qui engage la vie des Français sur plusieurs décennies, n’aura été votée que par des sénateurs élus au suffrage indirect, qui ont veillé à protéger leur propre régime spécial au moment où ils supprimaient ceux des autres.

Les deux années de travail supplémentaire imposées sans approbation de l’Assemblée nationale reposent ainsi sur la seule légitimité d’une institution dominée par un parti (Les Républicains) qui n’a pas dépassé 5 % des voix lors de la dernière élection présidentielle, et d’où deux des principales formations (le Rassemblement national [RN] et La France insoumise [LFI]) sont absentes…

M. Macron, lui, ne voit pas le problème : la réforme figurait dans son programme présidentiel, il a remporté le scrutin, c’est donc que les Français l’approuvent. La « foule » n’a « pas de légitimité face au peuple qui s’exprime à travers ses élus », pérorait-il encore le 21 mars dernier. […]

Depuis son élection, M. Macron s’emploie surtout à ignorer ou à écraser toute forme d’opposition. Cantonnée, durant la précédente législature, au rôle de chambre d’enregistrement où la majorité présidentielle votait en chœur tout projet gouvernemental, l’Assemblée fait désormais office de paillasson.

Des sujets aussi essentiels que la guerre en Ukraine, les livraisons d’armes à Kiev, les sanctions contre la Russie n’y font l’objet d’aucun débat sérieux sanctionné par un vote.

Le budget 2023 a été imposé à coups de « 49-3 » (pas moins de dix au total), la réforme de l’assurance-chômage a fait l’objet d’une procédure accélérée, des mesures controversées sont introduites en catimini dans des décrets…

Sitôt qu’un désaccord s’exprime, M. Macron passe en force, ignorant les contre-pouvoirs, ne daignant même pas recevoir, malgré leurs demandes répétées, les syndicats mobilisés contre la réforme des retraites.

Cette arrogance ne pourra qu’alimenter la désillusion démocratique, et renforcer le sentiment que le jeu politique est verrouillé, pour le plus grand bonheur du RN.

[…]


Benoît Bréville. Le Monde Diplomatique. Source (Extraits)


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