… et de Shadocks (1)…
Combien de grands barrages – plus de 15 m de haut -dans le monde ? Autour de 57 000. Et probablement près de 900 000 « petits ». Impossible d’ouvrir ici un dossier aussi complexe, mais on peut au moins dire une chose évidente : le fonctionnement des écosystèmes naturels, des rivières et des fleuves en a été bouleversé à jamais. De cela, personne ne parle jamais, car barrer une masse d’eau, c’est bien. Ce « progrès » universellement vanté apporte la prospérité, de l’eau pour les cultures, de l’électricité pour faire tourner les machines.
Mais voici qu’une étude (2), qui sera oubliée, révèle un problème auquel les ingénieux ingénieurs n’avaient pas pensé : les barrages se remplissent. Pas seulement d’eau, mais aussi de sédiments arrachés aux rives par l’érosion. L’équipe qui publie ce travail a examiné la sédimentation de 47 403 grands barrages de 150 pays, ce qui n’avait jamais été fait.
Pour dire les choses nettement, c’est la merde. Pour l’heure, ces 47 403 obstacles ont perdu entre 13 et 19 % de leur capacité de stockage, et en perdront encore 26 % d’ici à 2050. L’Irlande en a déjà perdu presque 30 % et la France, plus de 20 %, qui deviendront 32 % en 2050 J’en suis bien d’accord, cela ne veut rien dire de concret. Alors soyons précis : en 2050, le phénomène ferait perdre 1 650 milliards de mètres cubes d’eau. Soit la consommation annuelle réunie de l’Inde, de la Chine, de l’Indonésie, du Canada et de la France.
Il faut toujours plus d’eau, et Il y en a de moins en moins
Ajoutons une bricole par la voix de l’auteur principal de l’étude, Duminda Perera : « Le déclin dans le stockage disponible d’ici à 2050 dans tous les pays et régions va affecter de nombreux aspects des économies nationales, dont l’irrigation, la génération d’électricité et les ressources en eau potable. Les nouveaux barrages en construction ou planifiés ne permettront pas de compenser les pertes de stockage dues à la sédimentation. »
Il s’agit de peu de mots, mais qui annoncent un sacré pandémonium. Car réfléchissons un peu : il faut toujours plus d’eau, et il y en a de moins en moins. D’où l’allusion aux Shadoks, qui pompaient jour et nuit sans autre but que de ne pas sombrer. Notons ensemble que, même en construisant d’autres barrages, qui entraîneront tant de drames pour les humains, les bêtes et les plantes, ils n’arriveront pas à compenser les pertes.
Que faire ? On peut vidanger les barrages en balançant les poisons – les sédiments sont chargés de métaux lourds et de pesticides – en aval. Mais alors, le vivant disparaît sur 20, 50 ou 100 km. On peut aussi rehausser les murs de barrage. Miam pour le BTP. On pourrait enfin, mais conditionnel de rigueur, araser ces saloperies et rendre aux rivières leur cours naturel.
On en est fort loin, car trop de bureaux d’études, d’ingénierie, trop de géants du BTP, trop de gouvernements imbéciles dominent le monde. Tiens, l’Égypte. En 1954, Nasser lance l’idée d’un mégabarrage sur le Nil. L’heure est au « développement », cette invention du diable (3) : un barrage donnera de l’électricité, beaucoup d’eau pour l’irrigation agricole, de l’eau à profusion pour les villes. L’Union soviétique, qui défie ainsi l’Amérique, paie en bonne part et envoie 2 000 techniciens sur place. Comme ces gens sont des savants, ils se passent allègrement d’études d’impact qui retarderaient le projet.
Le résultat provisoire, à Assouan, est grandiose. Un mur de 111 m de haut, et des vannes qui peuvent laisser passer chaque seconde 11 000 m3 d’eau. Le résultat défmitif est monstrueux. Car les sédiments et limons arrachés aux sources de l’Afrique de l’Est ont toujours fertilisé le lit supérieur du fleuve, jusqu’au delta, la zone agricole la plus productive. Mais plus maintenant. Il a fallu remplacer le limon par des engrais de synthèse et des pesticides, et le delta se recroqueville, laissant entrer de plus en plus d’eau salée de la Méditerranée. Même un garçon comme moi, qui n’ai pas fait d’études, le comprend. Les apports du Nil permettaient au delta de maintenir son trait de côte face à Mare Nostrum, dont le niveau ne cesse de monter. Détruisons les barrages (4).
Fabrice Nicolino. Charlie Hebdo. 29/03/2023
- Avis à la jeunesse qui ne sait rien des Shadoks. Ce sont des oiseaux très humains qui, dans une série d’animation de la télé française -1968-2000 -, passent leur temps à pomper. Et repomper.
- mdpi.com/2071-1050/15/1/219 (en anglais).
- Lire et relire l’admirable Développement. Histoire d’une croyance occidentale, de Gilbert Rist (éd. Presses de Sciences Po).
- Lire le loufoque roman d’Edward Abbey, Le Gang de la clef à molette (éd. Gallmeister).