La campagne pour les élections présidentielle et législatives du 14 mai 2023 va débuter en Turquie. Mais sans tambours, ni trompettes. Le mot d’ordre sera la sobriété, dans un pays qui panse les plaies des séismes du 6 février. Pour la première fois depuis vingt ans, Recep Tayyip Erdogan pourrait ne pas l’emporter.
Les téléphones chauffent ce samedi, dans ce bureau de l’AKP d’Istanbul. Le parti du président Recep Tayyip Erdogan est à pied d’oeuvre depuis quelques semaines pour contacter les rescapés des séismes du 6 février dans l’est et le sud de la Turquie afin de leur proposer une aide… et une inscription sur les listes électorales de la mégapole. Au moins trois millions de Turcs ont fui les zones sinistrées ces dernières semaines pour d’autres régions du pays, à commencer par Istanbul.
Le tout dans un contexte politique tendu puisqu’Erdogan a maintenu son souhait de tenir des élections présidentielle et législatives anticipées le 14 mai, soit un mois avant la fin officielle de son deuxième mandat. Par un énième tour de passe-passe, le Reïs de 69 ans parvient ainsi à briguer un troisième mandat alors même que la Constitution l’interdit.
Peu importe, dans le bureau de l’AKP d’Istanbul, on pense que « le plus important, c’est ce qu’il apporte au pays » et qu’il « fallait » donc qu’il se représente, le tout en insistant sur « la souffrance » et la « pauvreté » de la Turquie avant l’ère Erdogan.
Même l’inflation de 65 % constatée sur un an en décembre 2022 selon les chiffres officiels, estimée plutôt à 140 % selon les experts indépendants, n’est pas de nature à inquiéter les militants AKP. « Il y a aussi beaucoup d’inflation en Europe », nous rétorque-t-on, malgré la mauvaise comparaison, la zone euro s’en sortant avec « seulement » 8,5 % de hausse des prix à la consommation en février 2023.
Dans son taxi de la rive asiatique, Ercan, la soixantaine, ne dit pas autre chose. Il continuera de soutenir Erdogan et son système présidentiel, car selon lui, la Turquie est un pays conflictuel qui a besoin d’un homme fort. En tout cas, depuis son habitacle, Ercan ne voit pas le problème : « Les cafés et les restaurants sont pleins ici, Istanbul ne connaît pas la crise ».
Une coalition d’opposition
Face au Reïs conservateur et islamiste, six partis d’opposition attachés à la laïcité, situés plutôt à droite et au centre de l’échiquier politique turc, se sont alliés pour proposer un candidat commun.
A 74 ans, Kemal Kiliçdaroglu est le président du parti social-démocrate CHP, principale formation de cette coalition. Moins charismatique que le président sortant, l’homme issu de la gauche représente une alternative sérieuse pour la première fois depuis l’arrivée au pouvoir du Reïs en 2003. Il bénéficie par ailleurs de la mise en retrait du parti HDP pro-kurde, qui pèse pour environ 10 % de l’électorat, et qui ne présentera pas de candidat. Moins à son avantage, Muharrem Ince, ex-HDP et candidat contre Erdogan en 2018, a officialisé samedi sa candidature, au nom de son propre parti.
Selon un sondage de l’institut ORC Research du 8 mars, Kiliçdaroglu l’emporterait avec 57 % des voix contre 43 % pour Erdogan, qui dispose toutefois d’un réseau de soutiens encore solide et d’une presse entièrement acquise à sa cause, qui peuvent encore faire la différence.
« L’exigence populaire de confiance et de démocratie est devenue un besoin très évident, pense de son côté, déterminé, Zeki Ibis-hükçü, conseiller municipal CHP du district de Kadikôy. Depuis les dernières élections en Turquie, le régime montre une administration oppressive. Le coût de la vie devrait également modifier les votes. » Son parti organise aussi du soutien pour les régions touchées par les séismes, des aides « empêchées parle gouvernement central de l’AKP », selon le conseiller municipal.
La jeunesse éduquée en fuite
Et il n’est pas le seul à croire à un renversement possible. Onur, 40 ans et professeur de mathématiques, se dit « très optimiste ». « Je viens de l’est de la Turquie et je vois beaucoup de gens qui vont changer leur vote à cause, de là mauvaise gestion des séismes par le gouvernement. Il a laissé les gens mourir les premiers jours. »
Mais Erdogan ou pas, Onur, comme de nombreux jeunes Turcs éduqués, souhaite émigrer en Europe.
Zeynep, 29 ans, étudiante, vient, elle, de déposer une demande pour la Norvège : « Malheureusement, je pense que même si l’opposition du pays passe, cela ne changera pas les choses en profondeur. Il y a trop de clientélisme et de corruption ».
Une population parfois tellement désabusée par sa classe politique qu’elle ne serait même pas surprise que le chef de l’État cache sciemment les vrais chiffres des morts des séismes de février pour pouvoir ensuite frauder au moment de l’élection…
Maëlle Le Dru. Le Dauphiné Libéré. 27/03/2023