L’écrivain Nicolas Mathieu, prix Goncourt, étrille la réforme des retraites. « Ce qui se joue à présent, c’est une certaine idée de la République ».
Vous avez pris position publiquement contre la réforme des retraites. Pourquoi cette bataille vous apparaît-elle comme un combat « civilisationnel » ?
C’est un sujet qui m’affecte à titre personnel. J’ai notamment été heurté par un certain type de discours :
- le travail est épanouissant ;
- deux ans de plus, ce n’est pas si grave compte tenu de l’allongement de l’espérance de vie,
- etc.
Mon père a commencé à travailler à l’âge de 14 ans, ma mère à 16. Toute mon enfance et mon adolescence, j’ai entendu mes parents se plaindre de leurs chefs, de leurs conditions de travail.
J’ai vu leur fatigue, leur soumission, leur colère, l’usure. Mon père réveillé au milieu de la nuit pour dépanner un ascenseur. Ma mère en burn-out. Les week-ends gâchés, les vacances même dévorées par ces tensions-là. Le sentiment de la vie volée.
Plus tard, j’ai connu moi-même des emplois ingrats, j’ai été mêlé à toutes sortes de milieux professionnels. La souffrance au travail n’est pas la règle, mais elle est absolument partout.
Aujourd’hui, les gens sortent de ce tunnel de la Covid, ils ne parviennent plus à remplir leur réservoir d’essence ou leur chariot de courses, ils se demandent s’ils pourront partir en vacances, et on leur jette cette réforme au visage, maintenant, de cette manière si vicelarde (en l’embarquant dans une loi de financement de la Sécu) et brutale.
Le pouvoir n’a vraiment pas la moindre idée de ce qui se trame dans les cœurs et dans les têtes pour oser une connerie pareille. Ce que nous concédons de notre souveraineté individuelle à l’État n’autorise pas celui-ci à faire ce qu’il veut du peu de temps qui nous est imparti.
On ne prive pas tout un peuple de deux années de libre exercice de sa force sans obtenir un large assentiment de sa part.
D’autant plus qu’il existe bien d’autres manières d’équilibrer le régime des retraites que de faire peser la charge sur le salariat. Globalement, selon mon opinion, le financement de nos systèmes de solidarité collective doit être refondé en profondeur. Continuer à tout faire peser sur le salariat, le travail, manque de sens. Il se fait tant d’argent par ailleurs, dans la finance notamment.
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Le gouvernement a usé de toutes les ficelles constitutionnelles. Loin de décourager les opposants, le recours au 49.3 a suscité encore plus de colère et de détermination. Le mouvement social a-t-il pris une autre dimension ?
Cette séquence a mis au jour un problème d’équilibre institutionnel majeur, le fonctionnement de notre République apparaissant en décalage total avec l’époque. On ne fait pas le bien du peuple contre sa volonté.
La concentration du pouvoir, son exercice purement vertical, le peu de cas qui est fait de la démocratie sociale, alors même que l’expression individuelle a atteint un niveau inégalé (pour le meilleur et pour le pire), le fait que la diversité des opinions soit si peu métabolisée dans le champ politique… tout cela constitue des dysfonctionnements gravissimes.
Dans une démocratie, les règles institutionnelles servent à donner aux conflits qui parcourent le champ social des moyens de s’affronter pacifiquement ; elles permettent de produire des compromis et des alternances infiniment rejouables. Là, on voit bien que ça ne marche plus du tout.
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Comment vous situez-vous dans le débat sur la « légitimité » démocratique du chef de l’État ?
[…] Dans une démocratie, il existe des avis contradictoires, des désaccords, des intérêts antagonistes qui doivent être pris en compte. Les arbitrages doivent intégrer une certaine part de compromis, a fortiori quand le pouvoir a été deux fois élu avec l’appoint électoral de ses adversaires et qu’il sait que sa volonté se heurte au plus grand nombre.
« Politique de managers, faiseurs de fric et de retraités distraits, régime de cadres sup et de consultants surpayés », écrivez-vous dans une tribune publiée dans Médiapart. Est-ce votre définition du macronisme ?
Oui. Le problème de ce pouvoir n’est pas tant qu’il soit soutenu par les catégories de populations les plus favorisées, ou par ceux qui tirent leur épingle du jeu dans le monde tel qu’il fonctionne. Le problème, c’est la dénégation des intérêts qui lui sont contraires.
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Que nous dit cette colère de la « France des sous-préfectures » ?
Que le gouvernement, par sa méthode et son obstination, son mépris et sa surdité, a libéré des réserves de rage qu’il n’imagine pas. Les personnes sont très en colère. Ce ne sont pas tant les violences de rue qui m’inquiètent, mais la perspective de voir arriver l’extrême droite au pouvoir en 2027. […] Une partie de la population se trouve très exposée, souffre, subit.
Même des familles qui ont des revenus a priori corrects n’arrivent plus à boucler leurs fins de mois. Les personnes voient leurs vies rognées morceau par morceau. Tout cela suscite – à juste titre ! – un ressentiment, des passions tristes qui ouvrent la voie au pire. On ne peut pas indéfiniment réduire les possibilités d’existence des gens sans encourir un reflux brutal. On ne pourra plus les convaincre de faire barrage après les avoir si maltraités, si peu respectés, si souvent gouvernés comme s’ils étaient idiots et incapables de comprendre ce qui était bon pour eux.
[…]
Entretien réalisé par Maud Vergnol – Source (Extraits)
Il y a une petite erreur de compréhension de la part de N Mathieu: il ne s’agit pas de faire le bien du peuple mais d’assurer le financement des pensions en tenant compte de l’allongement de la durée de vie et donc de la diminution du rapport cotisants/pensionnés.