Un pays qui se soulève

Comme d’habitude, l’exposé qui suit appartient à son auteur, c’est « UNE » analyse parmi tant d’autres. Pourtant, pas dénuée de quelques vérités. MC

[…]

Ce qui se passe quand l’ordre commence à dérailler.

Des choses petites, mais inouïes, qui rompent l’enfermement résigné et l’atomisation dont les pouvoirs font leur pouvoir. Ici, des agriculteurs amènent des paniers de légumes aux cheminots en grève ; là un restaurateur libanais distribue des falafels aux manifestants ; des étudiants rejoignent les piquets ; on verra bientôt des particuliers ouvrir leur porte pour cacher des manifestants de la police.

Le vrai mouvement commence.

  • D’ores et déjà, nous pouvons dire que la situation est pré-révolutionnaire.
  • À quelles perspectives fait-elle face ?
  • Se peut-il qu’elle puisse se débarrasser du « pré- » pour devenir pleinement révolutionnaire ?

Ce pouvoir, légitimité effondrée, n’est plus qu’un bloc de coercition. Pour avoir lui-même abattu toutes les médiations, l’autocrate n’est plus séparé du peuple que par une ligne de policiers. De cet individu que toute raison a depuis longtemps déserté, rien ne peut être exclu.

Macron n’a jamais inscrit l’altérité. Sa psyché ignore ce que c’est qu’un autre, un autre sujet. Il n’est en dialogue qu’avec lui-même et le dehors n’existe pas. C’est pourquoi notamment sa parole, entendons le sens même de ses mots, ne se sent soumise à aucune des validations collectives de l’interlocution.

Le 3 juin 2022, il peut soutenir sans ciller qu’il va « changer de méthode » et que « les Français sont fatigués des réformes qui viennent d’en-haut », le 29 septembre que « le citoyen n’est pas quelqu’un à qui l’on va imposer des décisions ».

  • N’est-il pas flagrant que face à un type de cette sorte, toute possibilité dialogique se trouve de fait abolie ?
  • Que plus rien de ce qu’il dira ne pourra jamais être pris au sérieux ?
  • On comprend sans peine qu’un tel individu, ne connaissant rien d’autre que lui-même, soit rigoureusement incapable d’un aveu d’erreur autre que factice, puisqu’il faut s’être mis à l’écoute du dehors, du non-soi, pour apercevoir s’être trompé.
  • C’est pourquoi toutes ses promesses de « réinvention » (qui enchantent tant les journalistes) ne peuvent être autre chose que des pantomimes produites dans son circuit fermé.

Face à un potentat, entièrement abandonné à ses motions par des institutions politiques potentiellement, et désormais réellement, liberticides, tous les niveaux de violence sont envisageables, tout peut arriver.

Tout est en train d’arriver d’ailleurs. Les séquences de la nasse de la rue Montorgueil ce dimanche sont à cet égard d’une parfaite clarté.

La politique macronienne est en voie de se dissoudre entièrement dans l’intimidation par la police. Désormais ce pouvoir gouverne par la rafle. La police embarque. N’importe qui, n’importe comment, des passants sans rapport avec la manifestation, des femmes et des hommes apeurés, sidérés de ce qui leur arrive. Un seul message : n’allez pas dans la rue ; restez chez vous ; regardez la télé ; obéissez.

[…]

 Quand un pouvoir lâche ses brutes, il peut s’ensuivre deux effets, mais radicalement contrastés :

  • l’intimidation
  • décuplement de la rage.

Tous les renversements se produisent quand le premier affect mute en le second. Il y a beaucoup de raisons de penser que nous y sommes. […]

N’est-il pas, en effet, apparent pour tous qu’à force de vouloir trôner seul en gloire, Macron s’est collé à tout : il s’est collé à la loi retraites, comme il s’est collé à la police, de sorte que, par métonymie, il est devenu la synthèse vivante de toutes les détestations particulières, et finalement leur unique objet. […]

La question posée peut être révolutionnaire sans que la situation elle-même le soit. L’histoire a montré qu’il y avait ici deux partis possibles :

  • attendre sur la rive qu’elle se forme « toute seule »,
  • ou lui donner activement un coup de main pour qu’elle le devienne.

Au risque du porte-à-faux peut-être, mais avec l’éventuelle assistance des rythmes qui, en certaines conjonctures, peuvent connaître de fulgurantes accélérations. […]

Il n’y a de légitimité, partant de titre à la souveraineté, que pour ceux qui font le travail. Quant à ceux qui, en ignorant tout, prétendent néanmoins l’organiser, consultants et planneurs, ce ne sont que des parasites, et il faut les chasser. […]. Les bilans parlent d’eux-mêmes : sous la direction de la classe parasitaire, le pays a été détruit.

L’hôpital est en ruine, la justice est en ruine, l’éducation est en ruine, la recherche et l’université sont en ruine, le médicament est en ruine — les potards sont suppliés de fabriquer de l’amoxycilline dans leurs arrière-boutiques. Cet automne, Borne en était « à la grâce de Dieu » à espérer qu’il ne ferait pas trop froid l’hiver pour que le système électrique — en ruine comme le reste — tienne à peu près. On flash-recrute des profs en une demi-heure. On mobilise des fonctionnaires pour conduire des bus — bientôt des trains ? Et les gens ont faim. On n’aurait pas cru possible d’écrire un jour une chose comme ça, mais le fait est là : un quart des Français ne mange pas à sa faim. Les jeunes ont faim. Les files à l’aide alimentaire sont interminables. […]

En quelques décennies, avec un pic d’exploit depuis 2017, un modèle entier a été mis à genoux. Ils ont mis l’économie à genoux. […] Les compétents ont ruiné le pays. La désorganisation est totale. Comme on sait, le diplôme et la compétence ont été historiquement promus par la bourgeoisie comme titres substitutifs au sang et au lignage pour évincer l’aristocratie. […]

En deux mois, tout a changé. Les formes de la lutte se diversifient et se complètent : on ne pourra plus séparer les manifestations du jeudi, massives mais vaines, des sauvages qui font courir la police jusqu’au bout de la nuit. Alors la substance de la lutte des classes se coule dans la forme des « gilets jaunes ». Combinaison inédite, si longtemps attendue. Cette fois renversante.


Frédéric Lordon. Le blog du Monde Diplo. Source (Extraits – Lecture libre en suivant le lien)


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