La nouvelle qui suit, signé par Charles Bukowski, est surtout à ne pas prendre au premier degré. Passez outre, SVP, une répulsion pour la crudité des propos. Derrière ce qui parait onirique, des divagations de « pochard », se trouve toute l’humanité dans ses excès, sa convivialité et la raison de vivre, l’amour, l’amitié, le partage, la société. MC
Le Zoo libéré
Je sortais d’une période de biture qui m’avait coûté mon boulot, ma piaule, et (peut-être) ma tête. Cette nuit-là, je l’avais passée à la belle étoile et j’ai vomi au soleil levant. J’ai laissé filer cinq minutes puis j’ai fini la bouteille de vin qui traînait dans la poche de mon manteau.
Je me suis mis à marcher dans les rues, sans but. Tout en marchant j’ai eu l’impression d’en savoir long sur la vie et la mort. Je ne savais rien, bien sûr. Il faut dire que ma nuit ne m’avait pas éclairci les idées.
Je me suis traîné un moment, à moitié sonné. Je me perdais en considérations vagues, mais fascinantes, sur la perspective de crever de faim. J’avais juste envie d’un endroit pour m’allonger et attendre. Je n’éprouvais aucune haine pour la société, je n’en faisais plus partie. Depuis longtemps, je m’étais adapté à la situation.
Je me suis retrouvé au bout de la ville. Plus loin, les maisons s’espaçaient. On voyait des champs et des petites fermes. J’avais faim, mais j’étais surtout malade. Il faisait chaud, je me suis débarrassé de mon manteau et je l’ai plié sur mon bras. La soif menaçait, mais pas trace de flotte dans le coin. J’avais du sang sur la figure après mes gamelles de la nuit, et les cheveux en bataille.
Mourir de soif ne collait pas avec l’idée que je me faisais d’une mort tranquille; je me suis décidé à demander un verre d’eau. J’ai dépassé la première maison, qui ne m’inspirait pas, et j’ai suivi la route jusqu’à une grande baraque de trois étages, peinte en vert, environnée de plantes grimpantes, d’arbres et de taillis. En approchant de la véranda, j’ai entendu des bruits bizarres à l’intérieur et j’ai senti comme une odeur de viande crue, d’urine et de fiente. Pourtant, j’éprouvais pour cette maison une sorte d’amitié. J’ai tiré la sonnette.
Une femme dans les trente ans est venue à la porte. Elle avait des cheveux longs brun-rouge et ses yeux bruns me dévisageaient. C’était une belle femme, avec un jean serré, des bottes et un tee-shirt rose pâle. Son visage et ses yeux ne trahissaient ni peur ni inquiétude.
« Oui? dit-elle, presque souriante.
- J’ai soif. Pouvez-vous me donner un verre d’eau ?
- Entrez, dit-elle (et je l’ai suivie dans le living.) Asseyez-vous ! »
Je me suis posé, en douceur, sur un vieux fauteuil. La fille est partie dans la cuisine chercher de l’eau. Du fauteuil, j’ai entendu un bruit de cavalcade vers le hall. Le machin a fait un tour dans la pièce, puis il s’est arrêté et m’a regardé. C’était un orang-outang. Il a trépigné de joie quand il m’a vu. Il a couru vers moi, sauté sur mes genoux, frotté son nez contre le mien. Il m’a regardé droit dans les yeux un moment, puis il a tourné la tête. Il a attrapé mon manteau, bondi à terre et cavalé vers le hall avec mon manteau, tout en poussant des cris bizarres.
La fille est revenue avec mon verre d’eau et m’a tendu le verre.
« Je m’appelle Carol.
- Moi Gordon, mais ça n’a pas d’importance.
- Qu’est-ce qui n’a pas d’importance ?
- Ça va, je récupère. C’est fini, tu vois bien.
- C’était quoi ? L’alcool ?
- L’alcool. »
J’ai fait un grand geste : « Et les gens.
- J’ai des problèmes avec « les gens » moi aussi. Je vis seule.
- Tu vis seule dans cette grande baraque ?
- Enfin, presque. »
Elle a ri.
« Ah ! ouais, un gros singe m’a piqué mon manteau.
- Oh ! c’est Bilbo. Il est chou. Il est cinglé.
- J’aurai besoin du manteau cette nuit. Il fait froid.
- Cette nuit, tu dors ici. On dirait que tu as besoin de repos.
- Si je me repose, j’aurai envie de faire mumuse.
- Ça te ferait du bien. On s’amuse vraiment quand on prend ça du bon côté.
- Je ne crois pas. D’ailleurs, tu n’as pas de raison d’être gentille avec moi, non ?
- Je suis comme Bilbo, cinglée. Enfin c’est ce qu’ils ont dit. J’ai passé trois mois à l’asile.
- Et merde.
- Et merde. Première chose, je vais te faire avaler de la soupe. »
Puis, plus tard :
« La préfecture veut me vider. En attendant, je suis en procès. Heureusement, Papa a un bon paquet de fric. J’ai de quoi me défendre. Ils m’appellent Carol la Dingue du Zoo libéré.
- Je ne lis pas les journaux. Le Zoo libéré ?
- Oui, j’aime les animaux. Ça me cause des ennuis avec les gens. Tant pis; je me sens trop bien avec les animaux. Peut-être que je suis timbrée, je ne sais pas.
- Tu es très gentille.
- C’est vrai ?
- C’est vrai.
- On dirait que les gens ont peur de moi. Pas toi, ça me fait plaisir. »
Ses yeux bruns s’écarquillaient. Ils étaient d’un brun profond, presque noirs, et comme nous parlions sa cuirasse a paru s’effriter.
« Écoute, dis-je, désolé, mais il faut que j’aille à la salle de bains.
- Dans le hall, tu prends la première porte à gauche.
- Ça va. »
Je suis arrivé dans le hall et j’ai pris à gauche. La porte était ouverte, je suis resté en plan. Perché sur le rideau de la douche, il y avait un perroquet. Et sur le tapis éponge, un tigre dans la force de l’âge. Le perroquet a fait le dégoûté et le tigre m’a balancé un regard d’ennui et vide de tout intérêt. J’ai couru jusqu’au living.
« Bon Dieu, Carol, il y a un tigre dans la salle de bains.
- Oh ! c’est Joe la Défonce. Joe la Défonce ne ferait pas de mal à une mouche.
- Peut-être, mais je n’arriverai pas à chier sous le nez d’un tigre.
- Viens, idiot ! »
J’ai suivi Carol dans le hall, et elle est entrée dans la salle de bains :
« Debout, Joe, il faut laisser la place au monsieur. Il ne peut pas chier si tu le regardes. Il croit que tu veux le manger. »
Le tigre a levé sur Carol des yeux indifférents.
« Joe, fais pas l’imbécile, je ne te le dirai pas deux fois ! Je te donne jusqu’à trois! On commence : un… deux… trois! »
Le tigre n’a pas bronché.
« Maintenant ça suffit, tu l’as bien cherché! »
Carol a empoigné le tigre par l’oreille et l’a soulevé de sa carpette. Le matou grognait, crachotait ; je pouvais voir les crocs, la langue, mais Carol n’avait pas l’air de s’en faire. Elle a traîné le tigre par l’oreille, jusqu’au hall, puis elle a lâché prise en disant :
« Joe, suffit maintenant, file dans ta chambre ! Allez, dans ta chambre ! »
Le tigre a traversé le hall et s’est affalé en demi-lune sur le sol.
« Joe la Défonce ! Va dans ta chambre ! »
Le matou l’a toisée, inerte.
« Cette tête de lard devient impossible. Je devrais prendre des sanctions, mais j’ai horreur de ça. Je l’aime.
- Tu l’aimes ?
- Bien sûr, je les aime tous. Tu as vu le perroquet, il t’a pas embêté ?
- Pour le perroquet, j’ai la carrure.
- Bon, alors va chier un coup. »
Carol a refermé la porte, le perroquet m’a regardé puis il a dit :
« Bon, alors va chier un coup. »
Et il a chié, lui, droit dans la douche.
On s’est encore parlé, l’après-midi et le soir, et j’ai descendu deux bons repas. J’avais parfois l’impression que tout ça se passait sur le grand écran du delirium, ou que j’étais mort, ou devenu débile avec des visions.
Je ne sais pas combien Carol possédait d’espèces différentes, mais elle les avait presque tous volés. C’était le Zoo libéré.
Puis vint l’heure du « caca-footing », comme a dit Carol. Elle a sorti ses bestioles dans la cour, par groupes de cinq ou six. Renard, loup, singe, tigre, panthère, serpent, vous avez déjà été au zoo, non ? Le plus curieux c’est que les animaux s’entendaient à merveille. Logés et nourris, soit (la facture était terrifiante, Papa avait dû laisser un magot) ; mais l’idée m’est venue que l’amour de Carol les entretenait dans une tendre et ironique passivité — avatar de l’amour. Les animaux se sentaient bien, tout simplement.
« Regarde bien, Gordon, et tu ne pourras pas t’empêcher de les aimer. Regarde comment ils bougent. Chacun est unique, vrai, lui-même. Tout le contraire des hommes. Ils sont équilibrés, bien dans leur peau, jamais laids. Ils ont reçu le don, le don qu’ils avaient en naissant.
— Je commence à comprendre… »
Cette nuit-là, impossible de m’endormir. Je me suis rhabillé, sauf les chaussures, et je suis descendu dans le hall. Je pouvais voir dans le living sans être vu. Et voilà ce qui se passait.
Carol, nue, était allongée sur la table basse, le dos à même le bois, genoux et jambes ballants. Tout son corps était fascinant, blanc comme s’il n’avait jamais vu le soleil. Ses seins, plus fermes, que gros, pointaient vers le ciel, et ses tétons n’étaient, pas foncés, comme chez les autres femmes, mais ils brillaient, rose et rouge, comme le feu, et même rose vif, très néon. Bon Dieu, la fille aux seins en néon ! Ses lèvres, même couleur, s’entrouvraient sur un rêve, et de sa tête renversée cascadaient ses cheveux, ses longs cheveux roux sombre qui flottaient comme un voile, une boucle frôlant le tapis. Toute sa peau semblait huilée, une huile qui effaçait coudes, genoux et replis. Seuls pointaient les deux puissants tétons. Enfin, lové contre Carol, il y avait un interminable serpent d’une espèce que je ne connaissais pas. La langue frétillait et la tête du serpent frottait le visage de Carol, dans un lent va-et-vient. Puis bandant la nuque, le serpent se dressait et fixait le nez, les lèvres, les yeux de Carol, goulûment.
Par instants, l’échine du reptile effleurait les flancs de Carol. On aurait dit une caresse, et après la caresse le serpent se contractait, doucement, pressant la peau, se nouant à la poitrine. Carol hoquetait, haletait, frissonnait; le serpent se faufilait sous l’oreille, se dressait, fixait le nez, les lèvres, les yeux puis le jeu recommençait. La langue frémissait et le con de Carol s’ouvrait, et ses cheveux flottaient, superbes et rouges sous la lumière.
Je suis remonté dans ma chambre. J’ai pensé : ce serpent a de la veine. Je n’avais jamais vu un corps pareil chez une femme. J’ai eu du mal à m’endormir mais j’ai fini par y arriver.
Le lendemain matin, pendant le petit déjeuner avec Carol, je lui ai dit
« Tu es vraiment amoureuse de ton zoo, pas vrai ?
- Oui, de tous, jusqu’au dernier. »
On a fini notre café presque en silence. Carol avait l’air en pleine forme, radieuse comme jamais. Ses cheveux palpitaient et la lumière tombée de la fenêtre, qui les allumait de l’intérieur, en soulignait les reflets rouges.
Ses yeux très grands vibraient, toujours sans peur, sans méfiance. Ses yeux, on pouvait y entrer, on pouvait en sortir, Carol était animale, et humaine.
« Écoute, si tu récupères mon manteau, je pourrai partir.
- Je veux que tu restes.
- Tu me prends dans ton zoo ?
- Oui.
- Je suis un Homme, tu sais.
- Mais tu es resté pur. Tu n’es pas comme les gens. Les gens sont paumés, coincés, toi tu es libre. Tu es peut-être paumé, tu n’es pas coincé. Tout ce qu’il te faut, c’est que quelqu’un te trouve.
- Je suis peut-être trop vieux pour être… aimé comme les autres.
- Je… je ne sais pas… je t’aime beaucoup. Tu ne veux pas rester? On s’arrangerait… »
La nuit suivante, j’ai de nouveau eu du mal à m’endormir. Je suis descendu dans le hall, derrière le rideau de perles, et j’ai vu. Cette fois Carol avait dressé une table au milieu de la pièce, une table de chêne, presque noire, avec des pieds mastocs. Carol était étendue sur la table, jambes pendantes, les pieds effleurant le tapis. Sa main couvrait sa chatte, puis elle s’est retirée. Au même moment, tout son corps a paru irradier une lueur rose ; le sang a pulsé, puis reflué.
Une tache rose a hésité quelques secondes au bord du menton, sur la gorge, puis s’est évanouie, et la chatte s’est ouverte.
Le tigre tournait autour de la table, en cercles très lents. Puis il a tourné de plus en plus vite, la queue frôlant Carol. Carol a poussé un râle sourd, et le tigre est venu droit entre ses jambes. S’est immobilisé, puis dressé. Il a posé ses pattes de chaque côté de la tête de Carol. Le pénis gonflait, énorme. Le pénis cognait à la chatte, cherchant la fente. Carol l’a empoigné, pour mieux le guider. Ils ont chancelé ensemble au bord d’une terrible et brûlante angoisse. Puis le pénis est entré, à moitié. Le tigre a poussé brusquement des hanches et le reste a suivi… Carol a hurlé. Elle a noué ses doigts autour de la nuque du tigre qui commençait à besogner. J’ai tourné les talons et j’ai rejoint ma chambre.
Le lendemain midi, on a pique-niqué dans la cour avec les animaux. J’ai bouffé mes pommes de terre en salade en compagnie d’un lynx et d’un renard argenté. J’étais plongé dans une expérience neuve, totale. La préfecture avait obligé Carol à construire un grillage, mais la friche était grande et les animaux en profitaient. À la fin du repas, Carol s’est allongée sur l’herbe, les yeux au ciel. Mon Dieu, où étaient mes vingt ans !
Carol m’a regardé :
« Viens plus près, vieux tigre !
- Tigre?
- Tigre, Tigre qui brûle clair.. quand tu mourras, on saura ton nom, on verra tes rayures. »
Je me suis allongé contre Carol. Elle s’est mise sur le côté, sa tête au creux de mon bras. Dans ses yeux, j’ai vu le reflet du ciel et de la terre.
« Tu ressembles à Randolph Scott, avec une pointe d’Humphrey Bogart. »
J’ai ri
« Tu es marrante. »
On a continué à se regarder, et j’ai eu l’impression que je pourrais sombrer dans les yeux de Carol.
Puis ma main a couru sur ses lèvres, on s’est embrassés et j’ai tiré son corps contre le mien. Mon autre main fourrageait dans ses cheveux. Ce fut un vrai, un long baiser d’amour, et je me suis mis à bander. Son corps s’est coulé contre le mien, coulé comme un serpent. Passage d’une autruche.
« Hou là là ! »
Et elle, après de nouveaux baisers :
« Petit cochon, qu’est-ce que tu fabriques ? »
Carol a pris ma main et l’a fourrée sous son jean. J’ai senti sa petite touffe, humide et douce. Je lui ai fait un gros câlin, puis j’ai rentré mon doigt. Carol m’embrassait comme une possédée.
« Petit cochon ! petit cochon ! »
Elle s’est dégagée.
« Tu vas trop vite ! Sois doux, doux… »
On s’est assis et elle m’a lu les lignes de la main.
« Ta ligne de vie… il n’y a pas longtemps que tu es sur la terre. Regarde ta main. Tu vois cette ligne ?
- Oui.
- C’est ta ligne de vie. Maintenant, regarde la mienne. J’ai vécu plusieurs vies antérieures. »
Carol ne plaisantait pas, et je la croyais. Impossible de ne pas croire Carol. Carol était la vérité. Le tigre nous contemplait, une vingtaine de mètres plus loin.
Une petite brise a jeté les cheveux roux de Carol sur son épaule. C’était trop pour moi. Je lui ai sauté dessus et on s’est embrassés. On a roulé sur l’herbe, et elle nous a séparés.
« Sale petit tigre, j’ai dit : tout doux ! »
On a continué à discuter.
« Tu vois, m’a dit Carol, je suis obsédée par un rêve c’est difficile à expliquer mais… je crois que le monde est fatigué. La fin est proche. Les gens fuient leurs responsabilités et ça les démolit, la rock génération, la première. Ils sont fatigués de la vie, ils attendent la mort et ils seront satisfaits avant peu. Je… je… disons que je prépare l’être nouveau, celui qui repeuplera la terre après la catastrophe. Je suis certaine que quelqu’un, quelque part, prépare de son côté l’être nouveau. Nous sommes peut-être nombreux, tu sais. Ces êtres se rencontreront, engendreront, survivront, tu comprends ? Mais ils doivent concentrer le meilleur de toute la Création y compris l’homme, car la survie sera difficile… mais je rêve, je rêve… Tu crois que je suis folle ? »
Elle m’a regardé en riant :
« Tu crois que je suis Carol la Dingue ?
— Je ne sais pas. Je ne trouve pas les mots. »
Cette nuit encore, je n’ai pas pu dormir et je suis descendu dans le hall. J’ai regardé entre les perles. Carol était étalée sur un divan, sous une petite lampe, nue et apparemment endormie. J’ai écarté les perles et je suis venu m’asseoir à côté d’elle. La lumière de la lampe lui tombait sur le visage, la poitrine, le reste était dans l’ombre.
J’ai enlevé mon peignoir et je suis venu m’asseoir sur le bord du divan. Carol a ouvert les yeux. Elle n’a pas eu l’air surprise de me voir. Mais dans le brun de ses yeux, limpide et profond, je n’ai vu que le vide, la froideur, comme si je n’étais pas quelque chose avec un nom, des habitudes, mais autre chose — une puissance inconnue et lointaine.
Pourtant ses yeux disaient toujours oui.
Sous la lampe ses cheveux brillaient comme dans un rayon de soleil, le rouge perçant le brun. Il y avait du feu en eux ; il y avait du feu en elle. Je me suis penché pour l’embrasser derrière l’oreille. Carol respirait avec force. Je me suis laissé glisser, j’ai léché les seins, le ventre, le nombril, encore les seins, puis j’ai descendu, descendu jusqu’à là lisière de la touffe et j’ai commencé à l’embrasser, à petits coups de dents, puis plus bas, puis de bas en haut, puis l’intérieur des cuisses. Elle s’agitait, avec un petit cri :
« Ah ! ah !»
Je suis tombé à genoux devant sa fente, ses lèvres, et ma langue très lentement a dessiné un cercle tout autour de ses lèvres, puis un huit. Une petite morsure, et j’ai plongé ma langue par deux fois, à fond, je l’ai retirée et repassée sur les lèvres. Son sexe mouillait, avec ce léger goût de sel. Encore un huit, un soupir :
« Ah ! ah !», puis la fleur a éclos, j’ai aperçu le minuscule bourgeon et, du bout de la langue, le plus doucement possible, je l’ai léché, titillé. Ses jambes battaient, et comme elle essayait de me les nouer autour du cou je me suis cabré, un coup de langue, une pause, un baiser sur la gorge, une morsure, et mon pénis poussait, poussait, poussait jusqu’à ce que Carol mette la main dessus et le place au bon endroit. Je l’ai pénétrée et ma bouche a trouvé la sienne — on était scellés en deux endroits —, la bouche humide et fraîche, la fleur humide et chaude comme un four, et j’ai gardé mon pénis raide et immobile dans son corps et Carol se tortillait…
« Petit cochon, cochon… fort ! Plus fort ! »
Je ne bougeais pas, elle se débattait. J’ai appuyé mes orteils contre le bois du divan et j’ai enfoncé plus profond, toujours sans remuer le cul. Puis j’ai fait bondir mon pénis, trois fois. Carol m’a répondu en se contractant. On a remis ça, je n’en pouvais plus, je me suis presque retiré, j’ai replongé (chaleur, douceur), et encore une fois immobile avec Carol qui se tord sur moi comme le poisson sur l’hameçon. On a recommencé plusieurs fois puis, comme une bête, j’ai tisonné, ma queue gonflait, on a basculé, fondus en un seul corps (le langage absolu), basculé par-dessus l’Histoire, nous, notre tête, la pitié et le jugement, pardessus tout dans la joie cachée de la Vie.
On a joui en même temps et je suis resté bien après que mon pénis ramollisse. Quand je l’embrassais, ses lèvres adoucies s’écartaient sous les miennes. Sa bouche s’offrait à tout. On est restés enlacés, tout tendres et tout légers, pendant une demi-heure, puis Carol s’est levée. Elle a d’abord été dans la salle de bains. Je l’ai suivie. Les tigres avaient disparu. Sauf le vieux Tigre tout feu tout flamme.
On a vécu ensemble, unis par le corps et par l’esprit, mais jamais, je le reconnais, Carol n’a cessé de voir aussi ses animaux. Plusieurs mois s’écoulèrent dans un bonheur sans nuage. Un jour, j’ai remarqué que Carol était enceinte.
Tout ça à cause d’un verre d’eau!
Un autre jour, on est descendus faire des courses en ville avec la bagnole. On a fermé la maison à clef, comme toujours. On ne se bilait pas trop pour les voleurs, vu que le tigre, la panthère et d’autres bestioles réputées dangereuses se baladaient dans le jardin. Pour la bouffe des animaux on se faisait livrer tous les jours, mais pour la nôtre il fallait descendre en ville. Les gens connaissaient bien Carol, Carol la Dingue, ils la reluquaient dans les magasins et maintenant j’en profitais moi, le nouveau chouchou, le nouveau vieux chouchou.
On a d’abord été au cinéma, mais le film était mauvais. À la sortie, une petite pluie tombait. Carol a acheté une robe pour future maman puis on est allés finir nos courses au marché. On est rentrés à petite vitesse, en bavardant, heureux. Nous étions des gens comblés : nous n’avions plus envie d’autre chose, nous n’avions pas besoin des gens et depuis longtemps on se fichait pas mal de ce qu’ils pensaient. Pourtant, nous sentions leur haine. Nous étions des hors-la-loi, qui vivaient avec des animaux, et les animaux (dans leur tête) constituaient une menace pour leur société. Et nous, une menace pour leurs habitudes. On s’habillait avec des vieilles fringues, ma barbe poussait en friche et j’avais des cheveux plein la tête, qui brillaient d’un roux franc malgré mes cinquante berges. Les cheveux de Carol lui battaient la croupe. On riait de tout, comme des gosses, et ça, les gens ne comprennent pas. Au marché, Carol m’avait crié :
« Hé ! pépé, voilà le sel ! Attrape, vieux cochon de pépé ! »
Carol se tenait dans le passage, il y avait trois personnes entre nous et elle a balancé le sel par-dessus les gens. J’ai rattrapé, regardé la boîte.
« Mais non, ma petite pute chérie ! Tu tiens à me refiler des varices ? On prend du iodé ! Attention mes chéris, et gaffe au bébé ! Le pauvre moutard a tout le temps d’en prendre plein la gueule ! »
Carol a chopé la boîte et m’a renvoyé du iodé. Tronche des gens… C’est-y pas malheureux.
Une belle journée. Une belle journée, malgré le mauvais film. On s’était fait notre cinéma à nous. Même la pluie était chouette. On a baissé les vitres pour recevoir des gouttes. J’ai tourné dans notre chemin, et là Carol s’est mise à gémir. Un râle de terreur. Elle s’est effondrée, soudain blanche comme une morte.
« Carol ! C’est quoi? Tu vas bien ? »
Je l’ai serrée contre moi.
« Qu’est-ce qu’il y a ? Dis-moi.
- Je vais bien. Mais ce qu’ils ont fait ! Je le sens, je le sais, oh ! mon Dieu, mon Dieu — oh ! mon Dieu les salauds ils ont fait ça, ils ont fait ça, salauds !
- Fait quoi ?
- Le meurtre, la maison, partout le meurtre…
- Attends-moi ici ! »
Dans le living, je suis tombé sur Bilbo l’orang-outang, un trou dans la tempe gauche et le crâne dans une flaque de sang. Il était mort : assassiné. Son visage était plein de sa grimace, une grimace, de souffrance. Mais c’était comme si, derrière la souffrance, il avait ri, comme s’il avait salué la Mort, et que la Mort l’avait surpris, qu’il n’avait pas compris et qu’il avait grimacé au-delà de la souffrance. Maintenant, il en savait plus long que moi sur le sujet.
Ensuite ils avaient flingué Joe la Défonce, le tigre, dans sa planque favorite, la salle de bains. Joe avait été lardé de balles, comme si les assassins avaient sué la trouille. Le sang avait giclé partout et séché par plaques. Joe avait les yeux clos mais hors de sa gueule, figée dans un rugissement, les crocs saillaient, énormes, superbes. Mort, le tigre gardait plus de noblesse qu’un homme vivant. Dans la douche, le perroquet. Une seule balle. Le perroquet était tombé sur l’aile au bord de la gouttière, le cou et la tête repliés sous le corps, et son autre aile avait les plumes tout écartées, comme si elle avait essayé d’appeler.
J’ai fouillé les chambres. Aucune trace de vie. Tous massacrés, l’ours brun, le coyote, le raton laveur, tous. Silence de la cave au grenier; pas un mouvement. Il n’y avait plus rien à faire. J’étais bon pour un enterrement de grande envergure. Les animaux avaient payé pour leur liberté, et pour la nôtre.
J’ai nettoyé le living, notre chambre. J’ai frotté tout le sang que je pouvais avant de laisser entrer Carol. Ça avait dû se passer pendant le cinéma. J’ai serré Carol dans mes bras, sur le divan. Carol ne pleurait pas mais elle tremblait de tout son long. Je lui ai fait des caresses, en murmurant n’importe quoi… Par moment un sursaut la secouait, elle gémissait, « 0000h, 000h, mon Dieu… » Au bout de deux heures elle a pleuré. Je l’ai consolée, cajolée. Elle n’a pas tardé à s’endormir. Je l’ai portée sur le lit, déshabillée, et j’ai rabattu la couverture.
Puis je suis sorti examiner la cour. Heureusement, ce n’était pas la place qui manquait. On allait passer en une nuit d’un Zoo libéré à un cimetière d’animaux.
Il m’a fallu deux jours pour les enterrer tous. Carol passait des marches funèbres sur le pick-up, moi je creusais, je descendais les cadavres et je les enfouissais. C’était d’une tristesse affreuse. Carol a fabriqué des plaques pour les tombes, puis on a bu un peu de vin, tous les deux, en silence.
Des gens se pointaient, l’oeil comme une soucoupe derrière la palissade, adultes, gosses, journalistes, photographes. Au soir du second jour, j’ai rebouché la dernière fosse puis Carol a pris la pelle et elle a marché à pas lents vers la foule. Les autres ont reculé, craintifs et marmonnant. Carol a balancé la pelle sur la haie. Ils se sont aplatis comme un seul homme en se protégeant du bras, comme si la pelle leur arrivait dessus.
« Maintenant, assassins, a crié Carol, soyez heureux! »
On est rentrés dans la maison. Là dehors, il y avait cinquante-cinq tombes…
Quelques semaines plus tard, j’ai proposé à Carol de reconstituer un zoo, cette fois en laissant un garde en permanence.
« Non, dit-elle. Mes rêves… mes rêves disent que les temps sont proches. C’est la fin. On a juste eu le temps, mais on a gagné. »
Je n’ai pas insisté. J’ai bien compris que Carol en avait sa claque. Le bébé s’annonçait pour bientôt, quand Carol m’a demandé si je voulais me marier avec elle. Elle a dit qu’elle ne courait pas après le mariage, mais elle n’avait pas de famille et me voulait comme héritier. Au cas où elle mourrait en couches, ou si ses rêves s’avéraient faux, au sujet de l’Apocalypse.
« Après tout, dit-elle, les rêves peuvent se tromper, même si les miens ont toujours vu juste. »
Nous avons célébré notre mariage tranquillement, dans le cimetière. J’ai déniché un de mes vieux potes du quartier des clodos pour servir de témoin, et les gens sont revenus mater. La cérémonie n’a pas traîné. J’ai donné trois sous à mon vieux pote, et je l’ai ramené chez les clodos.
Dans la bagnole il m’a demandé, le goulot entre les dents
« Tu l’as mise en cloque? — Oui, je crois.
- Y avait d’autres candidats ?
- Ben, oui.
— C’est toujours pareil, avec les nanas, on ne peut jamais être sûr. La moitié des types de la cloche sont là à cause des nanas.
- Ou de l’alcool.
- La femme vient d’abord, l’alcool suit.
- Je vois.
- On ne peut jamais être sûr, avec les nanas.
- Je sais. »
Il m’a lancé un drôle de regard puis il est descendu.
J’attendais en bas de l’escalier, à l’hôpital. Drôle d’histoire, quand même. Tout ça parce que j’avais réussi à me tirer de chez les clodos jusqu’à cette baraque. L’amour, l’horreur. Mais au bout du compte, l’amour l’emportait sur l’horreur, et ce n’était pas fini. J’ai essayé de lire les résultats de base-ball, les courses. Aucun intérêt. Il y avait aussi Carol et ses rêves. J’avais confiance en elle, beaucoup moins dans ses rêves. C’est quoi les rêves ? Je n’en sais rien. Puis j’ai aperçu le toubib de Carol à la réception, en train de baratiner une infirmière. Je me suis dirigé vers lui.
« Ah ! monsieur Jennings ! Votre femme va bien. Quant au fiston, c’est… c’est un mâle, neuf livres et demie.
- Merci, docteur. »
J’ai pris l’ascenseur et je me suis retrouvé derrière la cloison de verre. Des centaines de bébés étaient là en train de piailler, je les entendais à travers la vitre. Jamais, jamais ça n’arrêtait. Le coup de la naissance, le coup de la mort. Chacun son tour. On débarque tout seul et on repart tout seul. Et la plupart vivent tout seuls leur pauvre vie peureuse et amputée. Une tristesse épouvantable s’est abattue sur moi. Toute cette vie, promise à la mort. Toute cette vie qui bientôt se brancherait sur la haine, la folie, la névrose, la connerie, la peur, le crime et le rien, rien dans la vie, rien dans la mort.
J’ai dit mon nom à l’infirmière. Elle est passée de l’autre côté de la vitre et a trouvé notre enfant. L’infirmière a soulevé l’enfant avec un sourire. Ce sourire-là suait le pardon. Il le fallait bien. J’ai regardé notre enfant… impossible, médicalement impossible : ça tenait du tigre, de l’ours, du serpent et de l’homme. Du renne, du coyote, du lynx et de l’homme. Ça ne pleurait pas. Ses yeux, ils me regardaient, ils me reconnaissaient, et je savais qu’ils savaient.
Une sacrée secousse, Man et Superman, Superman et Super-bestiole. C’était totalement impossible et pourtant ça me regardait, moi le Père parmi d’autres pères, parmi d’innombrables autres pères…
Alors la couronne du soleil a mordu l’hôpital, et l’hôpital a frémi jusqu’au toit, les bébés ont rugi, les lumières ont claqué, un éclair bleu a zébré la cloison de verre sous mes yeux. Les infirmières hurlaient. Les tubes de néon se sont décrochés droit sur les bébés.
Et l’infirmière restait là, mon petit sur les bras, et elle souriait au moment où la première bombe à hydrogène explosait sur la ville de San Francisco.
Charles Bukowski.Recueil : « Contes de la folie ordinaire ». Éd. Grasset