Destinée

J’hésite

Au bout de dix-huit ans de mariage, une occasion comme celle-là ne se rate pas.

Nous nous étions rencontrés lors du cocktail de clôture d’un salon professionnel en province. Elle avait presque vingt ans de moins que moi et ne masquait ni son désir ni ses intentions.

Évidemment, elle était belle. Belle à tomber. Même dans le panneau.

Lorsque nous nous sommes séparés gare de l’Est, elle m’a fait promettre de l’appeler.

  • Vous m’appelez, hein ? Promis ?
  • Oui, promis, je vous appelle.
  • Et pas dans un mois, hein. Avant. Dans deux jours par exemple.
  • Ou dans cinq, j’ai répondu crânement.

Alors qu’à peine la portière du taxi claquée j’avais déjà envie de le faire.

Cette histoire m’était tombée dessus au meilleur moment, quand la vie vous fait l’effet d’un train traversant une steppe interminable. Un train Pullman confortable, sécurisé, à l’allure régulière et où l’ennui protège des agressions du monde. Je n’étais pas particulièrement heureux mais ce qui est certain, c’est que je n’étais pas malheureux.

Je vivais dans une tiédeur lénifiante propre aux classes moyennes, qui votent au centre, mangent au centre (bio — pas bio), rêvent au centre (rien de ce qui est inaccessible ne doit être envisagé), ayant traversé le plus dur en se laissant glisser vers la retraite comme sur une piste bleue. Tout allait bien.

Mon travail était sûr, j’aimais ma femme, mes enfants grandissaient facilement, l’appartement était payé après vingt-trois ans de crédit, le compte épargne pouvait maintenant s’épaissir avec régularité. Mais là, enfin, il allait se passer quelque chose.

Autant dire que dès le lendemain j’ai peiné à me mettre au boulot. Quand on a une île paradisiaque dans la tête il est difficile de revenir sous des latitudes plus grises. Je ne voulais pas l’appeler trop tôt, j’avais donc deux, trois, peut-être quatre jours tranquilles devant moi, juste à rêver de la revoir. Mais, l’échéance arriva vite. En roulant vers mon travail le mercredi matin je projetai de lui envoyer un texto en début d’après-midi.

Non, juste avant le déjeuner, comme ça si elle répond vite, j’aurai moi aussi le temps d’entamer un échange avec elle pendant mon repas que j’irai prendre là où je suis certain de ne croiser personne. Non, si je fais ça vers midi je vais attendre sa réponse. Alors plutôt vers 16 heures, après la réunion, quand j’irai fumer une cigarette sur le toit. Ou le soir, vers 19 h 30, en rejoignant ma voiture. Mais, après le boulot, c’est presque attendu. Et puis je risque de recevoir un texto pendant le dîner et ma femme me demandera qui c’est. Non, 16 heures c’est mieux.

 On ne s’attend pas à recevoir à cette heure-ci un message d’un homme dont on espère un signe. Oui, c’est mieux 16 heures, ça surprend plus. Voilà quelles furent toute la matinée mes pensées qui se déplaçaient tel un oiseau indécis sur le choix de la branche où se poser. En rentrant du déjeuner, je n’avais toujours rien envoyé. Et après la réunion, je savais que j’aurais trop de travail pour répondre avant le soir. Et le soir, je ne voulais pas, pas à la maison. Et en me couchant, je n’avais toujours rien fait. Et en fermant les yeux, je me promis de le faire le lendemain matin. Demain, tu l’appelles. Tu l’appelles, on est d’accord ? Je l’appelle.

Je roulais sur le périphérique quand mon téléphone bipa. C’était elle : on avait dit pas plus de deux jours. Vous savez vous faire désirez-vous ! Merde, elle a dégainé plus vite que moi. Qu’est-ce qu’elle va s’imaginer ? C’est sûr, elle va croire qu’elle m’indiffère et lâcher l’affaire. Non, finalement, c’est bien que ce soit elle qui soit venue vers moi. Ne rien laisser paraître, instiller le doute, l’assurance pour moi et la fragilité pour elle. Putain, là, il fallait que je réponde. J’avais rendez-vous à 9 h 30 et j’étais en retard. Ne pas le faire dans la pré­cipitation. Après. Je répondrai après mon rendez-vous. Au calme.

J’en suis ressorti à 11 h 20 et là, sur mon bureau, une urgence. Un client avait essayé trois fois de me joindre dans la matinée. Impossible de ne pas le rappeler immédiatement. Merde ! Merde, merde, merde !

C’était certain que maintenant elle se demandait pourquoi je ne répondais pas. Ne pas la faire mariner, je n’aimerais pas, moi, qu’on me fasse mariner. Bon, la rassurer alors : Pardon, je suis débordé depuis lundi, je vous appelle en fin de matinée. Non : … je vous appelle à l’heure du déjeuner. Non : … je vous appelle dès que possible. Non : … je vous appelle vite. J’ai hâte de vous revoir. Non : … je vous appelle vite. Je vous embrasse. Non : … je vous appelle vite. Bises.

Non, merde, merde, merde : heu… je vous appelle vite. Promis. Oui voilà, je me relis. Une fois, deux fois, trois fois : Pardon, je suis débordé depuis lundi, je vous appelle vite. Promis. C’est sec. Et puis « vite », ça ne veut rien dire. Oh merde, j’ai pas le temps là, je dois recontacter le client. MAINTENANT ! J’envoie.

Pendant le déjeuner j’ai compris que j’étais ferré. Ça y est, je me suis dit, tu es un amant, tu as une maîtresse. Ça a gonflé comme un soufflé dans son four. Tu vas tromper ta femme, il n’y a plus aucun doute là-dessus. C’est ça que tu veux ? Tu veux vraiment tromper ta femme ? Tu désires cette fille au point de mettre ton couple en péril ? Tu ne la connais pas, tu ne sais rien d’elle, si ça se trouve… Et puis pourquoi tu irais voir ailleurs ? T’as jamais voulu aller voir ailleurs, alors qu’est-ce que tu fous ? Et là, j’ai imaginé une scène série B, un scénario médiocre et mille fois vu.

Ma femme me faisant une scène, en pleurs, prenant les enfants à témoin, brisant des lampes et des vitres, alors qu’au contraire ma femme serait plutôt du style à me foutre dehors avec un regard d’acier. Mais, je ne sais pas, j’estimais ça plus romanesque de visualiser une déchirure dramatique avec des cris, des coups, des larmes.

Je m’imaginais avec l’impassibilité d’un Clint Eastwood, mutique, droit, dur, sortant de chez moi d’un pas lent et assuré pour rejoindre ma Sharon Stone alanguie sur des draps de soie. J’ai grandement gambergé pendant ce déjeuner, mais je n’avais toujours pas répondu.

Le lendemain, le peu de temps que me laissait mon travail, je me remettais à tergiverser, tout à l’heure, pas immédiatement, et, au lieu de l’appeler, à nous imaginer, une après-midi, dans un petit hôtel que j’avais repéré galerie Vivienne. Le surlendemain, pareil, à me tortiller, à jauger le désir, ses conséquences, à me demander si ça vaut le coup, si ça vaut VRAIMENT le coup.

Bien sûr que ça valait le coup, pour une femme comme ça on fonce, les yeux fermés, n’importe quel homme ferait ça. C’est normal, c’est humain. Si ma femme se faisait draguer par un type magnifique de vingt ans de moins qu’elle, elle irait, parce que personne ne manque une occasion de se faire croire que le temps n’a pas passé, que la vie n’est pleine et puissante que si l’on sait se jeter dans le plaisir avec une terrible envie, une terrible envie de vivre.

Le tout est d’évaluer le prix du plaisir. Et de prendre le risque que ça n’aille pas plus loin que le plaisir. Pour qu’il se passe quelque chose, que la poitrine cogne et que l’automne soit un printemps d’enfance. Oui, mais bon… Non. Mais si !…

En fait, je n’ai jamais répondu et j’ai tout naturellement été pris de l’abattement de celui qui voit son indécision s’éloigner et le laisser sur place. J’étais retombé aussi bas que j’étais monté. Une semaine passa. Puis une autre, sans que je retrouve l’appétit de la joindre.

Elle ne me rappela pas. Il me fallut à peine deux semaines pour laisser filer une occasion qui ne se rate pas. Il ne s’était rien passé.

Enfin si, dans cette vie à laquelle personne n’a accès, il s’était passé quelque chose.

Juste pour moi, là, à l’intérieur.


David Thomas. Recueil « Partout les autres ». Ed. de l’Olivier.


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