Le talent serait une fiction

Si le talent n’était rien d’autre… qu’un mythe, une invention, une idéologie imaginée pour « saupoudrer d’une poussière magique » l’envie ordinaire est perpétuée à travers les âges un ordre social inégalitaire ?

Telle est la thèse provocatrice et stimulante qu’expose Samah Karaki, docteur en neuro-sciences, dans « le talent est une fiction ». […]

Pourquoi vous êtes-vous attaquée à la « fable » du talent?

Je viens d’un pays, le Liban, qui valorise les trajectoires « exceptionnelles », les récits d’exilés qui réussissent brillamment, et j’ai longtemps baigné dans cette fiction.

[…] dès qu’on s’intéresse au talent: notre biologie est façonnée par les récits collectifs. Cet être, ce corps que j’observe et imagine détaché du reste est en interaction directe et continue avec une palette de déterminants sociaux, géographiques, culturels. Nos conditions de vie, nos semblables, nos expériences nous influencent plus profondément que nous ne l’imaginons.

La science nous aide à y voir plus clair?

Oui, nous disposons de nombre d’études sur l’effet du stress, des méthodes pédagogiques, des contextes social et émotionnel, mais aussi des croyances sur « l’engagement cognitif », c’est-à-dire la motivation à comprendre quelque chose. […]

Le talent inné, inscrit dans nos gènes, n’existe pas?

[…] Les capacités intellectuelles, artistiques, sportives ne sont pas des entités monolithiques isolées étiquetables sur un brin d’ADN: elles sont le produit infiniment complexe de facteurs génétiques et environnementaux. […]

La définition de l’intelligence, comme du talent, est culturellement et historiquement marquée…

Elle reflète ce qu’une société valorise en un temps donné. En Occident l’intelligence, censément immuable, coïncide en grande partie avec ce qu’on mesure par un test de QI. Conçu par Alfred Binet en 1904, ce test porte sur certaines aptitudes mentales (rapidité, précision…), pour évaluer la capacité d’un individu à s’adapter au système scolaire.

Notre approche de l’intelligence, ultra standardisée, s’articule donc à un outil servant un objectif très particulier ! En plus, on ne savait rien de la plasticité du cerveau, de sa capacité à évoluer. Aujourd’hui, nous constatons qu’en une année d’éducation on peut gagner plusieurs points de QI. Ou que des enfants adoptés le voient augmenter de manière corrélée au statut socio-économique de la famille adoptante.

Il faudrait abandonner cette définition inspirée des tests de QI?

Il n’y a pas une mauvaise ou une bonne définition de l’intelligence. Je rappelle simplement que ce que l’on considère comme du talent correspond à des valeurs et des besoins sociétaux. Il n’est d’ailleurs pas anodin que, dans l’Histoire, les critères du talent aient toujours correspondu à ceux des groupes privilégiés !

Notre perception de la réussite reste tronquée si nous n’avons pas conscience de ces influences culturelles et normatives. […]

[…]

Le système méritocratique valorise l’effort pour atteindre l’excellence…

Nous sommes nourris de récits de battants solitaires qui s’acharnent pour y arriver. Mais si la discipline et la pratique sont bien des éléments de l’excellence, s’acharner ne suffit pas. Il faut aussi savoir comment s’acharner. Plus que l’effort, c’est la qualité de l’effort et l’accès au bon système d’entraînement qui importent, d’où l’influence écrasante du contexte, des héritages, des chances et des dispositifs collectifs d’apprentissage dans la capacité de « réussir »

[…]

Vous racontez l’incroyable histoire des soeurs Polgâr…

Leur père, Lâszlô Polgâr, est un psychologue de l’éducation convaincu que le génie est acquis, non inné, et que seules la pratique, la pédagogie adaptées comptent pour faire fleurir le talent. Pour le démontrer, lui et sa femme, Klara, ont mené une expérience hors norme : concevoir des enfants pour en faire des prodiges des échecs.

Leurs trois filles, Susan, Sofia et Judit, ont été élevées dans ce but jouant avec des pièces dès le plus jeune âge, pratiquant de nombreuses heures, dans leur petit appartement de Budapest. Elles sont toutes devenues championnes internationales Judit, la benjamine, est même considérée comme la plus grande joueuse d’échecs de tous les temps.

Lâszlô Polgâr a visiblement trouvé la pédagogie adaptée à son objectif. C’est passionnant. Imaginez qu’on démocratise ces méthodes ! À chaque fois que, dans l’Histoire, on a réfléchi à notre intelligence d’une manière collective, qu’on a transformé et généralisé les dispositifs d’apprentissage à l’école, dans le sport, dans les arts les talents ont émergé.

La mythologie des parcours « exceptionnels » a beau être séduisante, ce qui m’intéresse, c’est tout ce qui a permis de faire avancer notre intelligence collective; et, à l’inverse, tout ce qui nous écrase, ces freins qui rendent nos écoles ou nos lieux de travail peu adaptés à nos intelligences diverses et collectives. Faire tomber les barrières systémiques, réfléchir aux systèmes qui nous déterminent à réussir ou à échouer, à émerveiller ou non est fondamental.

Se focaliser sur le talent, c’est faire en sorte que rien ne bouge dans la société?

Cela nous anesthésie. Plus nous entretenons le mystère autour du talent, plus nous sommes ambigus sur la nature du succès et du mérite, plus nous sommes fascinés par ces quelques « élus », moins nous voyons le filet qui retient tous les autres.

Attention, je ne veux pas décourager ceux qui y croient.

Au contraire ! Nous avons tous une marge de manœuvre, limitée mais réelle, sur nos déterminismes. Mais, nous avons, aussi, un projet collectif à mener, pour permettre à chacun de se réinventer, ou non — car on peut avoir l’oreille absolue et ne pas souhaiter devenir concertiste…

C’est ensemble, pas individuellement, que nous pouvons démanteler les systèmes qui nous maintiennent au sol. Sans que cela nous interdise de nous émerveiller de ce que l’histoire singulière et collective peut produire, et de l’originalité, de la beauté des réalisations exceptionnelles de certains humains.


Extraits des propos recueillis par Weronika Zarachowicz. Télérama. N° 3816. 4/10 mars 2023


Une réflexion sur “Le talent serait une fiction

  1. bernarddominik 08/03/2023 / 17:13

    Une thèse qui fait sourire. Par exemple en musique certains ont l’oreille absolue d’autres pas. Essayez de faire chef d’orchestre sans. Il y en a qui peuvent faire un accord au piano sur 2 octaves d’autres pas. Essayez de jouer du Rachmaninov sans de grandes mains, etc. pareil pour le calcul pourquoi certains arrivent à faire des calculs de racine carrée mentalement d’autres pas. J’ai des centaines d’exemples comme ça.

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