Même pas la peine d’y penser sans avoir préparé au moins un litre de thé. Du Dragon Pearl au jasmin que je n’achète que dans une boutique au fin fond du quinzième, à l’autre bout de Paris pour moi. Je pourrais m’en procurer ailleurs mais allez savoir pourquoi j’ai besoin que ce soit UNIQUEMENT dans cette échoppe. J’ai entendu dire qu’un académicien mettait une cravate pour écrire, « par respect pour la grammaire », moi ce sont des geta (l’austérité du bois m’incite à la discipline) et une barretina sur la tête. Ce ridicule bonnet catalan m’a été offert pour mes vingt ans par un jardinier qui avait travaillé pour Salvador Bali à Port Liigat. Il m’avait affirmé que le surréaliste en portait une pour peindre et que c’était là l’unique raison de son génie. « Si tu portes une barretina, tu écriras des chefs-d’œuvre », dit.
Je n’ai jamais écrit de chef-d’œuvre, enfin pas à ma connaissance, mais je suis superstitieux. Il faut que mon bureau soit rangé selon un ordonnancement très strict. Théière à vingt centimètres de mon bras droit, à portée de main droite accessible par pivotement, mon coude doit rester immobile pour l’attraper. Quant à la tasse, elle doit être dans le prolongement de ma main gauche. Parallèlement à l’appareil. Il ne doit pas manquer un seul crayon dans leur pot, même si j’écris directement à l’ordinateur, s’il en manque un parce qu’on me l’a emprunté, je peux le chercher dans toute la maison pendant une heure.
Il me faut aussi un paquet de Kleenex Soft Mini Confort, je ne commence jamais à écrire sans m’être mouché. Je ne fume pas mais sans mon paquet de Kent ouvert je suis incapable de me concentrer, j’en jette deux ou trois par session de travail pour que cela ait un sens d’avoir des cigarettes sur son bureau quand on écrit. Je passe l’aspirateur chaque fois que je m’y mets, la moquette doit être impeccable. Idem pour les vitres, que je dois nettoyer s’il fait beau à 15 h 50, car pile à cette heure-ci la position du soleil fait ressortir les traces sur les carreaux. Mes ongles doivent être parfaits, courts, mais pas trop, et l’arrondi irréprochable. J’ai une lime dans mon pot de crayons.
Dans mon dos, ma bibliothèque doit être rangée, livres et objets exactement à leur place, du coup avant de m’asseoir, je passe dix bonnes minutes à tout remettre en ordre au millimètre près. J’inspecte aussi tous les cadres fixés aux murs, que je redresse si besoin à l’aide d’un niveau à bulle. Et je vérifie que les pièces d’eau de la maison soient fermées. Et là, je peux commencer à travailler Le truc, c’est que comme je fais des petits textes, je mets plus de temps à m’y mettre qu’à écrire.
David Thomas. Recueil « Partout les autres » Ed. de l’Olivier