Ce n’est pas crédible, car ce n’est pas possible. Mais c’est vrai.
Au départ, un couple bien mis : Charles Burrell et sa femme, Isabella Tree. Charlie, pour les intimes, est baronnet – on l’appelle sir -, héritier d’une longue lignée de nobles. Le duo gère un fantastique domaine de 1 400 hectares dans le Sussex, comté qui borde la Manche, face à la France. Le territoire de Knepp est chargé de bien des mémoires – Jean sans Terre y venait chasser le daim -, mais il est difficile à travailler. Trop d’argile, donc trop d’eau, parfois pas assez.
L’histoire, telle que racontée par Isabella dans un livre à relire cent fois (1) , commence en 1987, quand Charlie hérite de Knepp. Diplômé d’une école d’agriculture, il pense aller vers un triomphe économique en utilisant les méthodes les plus avancées de l’agriculture industrielle. Il achète des vaches holstein – 8 5001 de lait par an -, augmente nettement les rendements du blé – de 62 à 68 quintaux par hectare -, investit massivement dans de nouvelles laiteries, tente de vendre de la crème glacée, des yaourts, se crève au travail sans relever jamais la tête.
Isabella de même.
Et c’est le désastre. En 2000, le couple est contraint de vendre son bétail, ses machines agricoles, et les terres sont louées. Fin de partie ? Commence une aventure d’une tout autre ampleur, qui laisse émerveillé : Isabella et Charlie décident de rendre le domaine – à 70 km du centre de Londres – à la vie sauvage. La décision s’étend sur des années, et semble avoir été déclenchée par la visite sur place, en 1999, de Ted Green. Un incomparable connaisseur des arbres, qui provoque un électrochoc en décrivant les chênes comme des êtres. L’un d’eux, « le » chêne de Knepp, a 550 ans, relié par les milliers de fils des mycorhizes à l’univers vivant qui l’entoure.
La suite est un conte de fées. Qui repose sur une théorie, ancienne déjà, mais toujours fabuleuse. Non, le paysage d’antan, celui que découvre par exemple Jules César en Gaule ou en Britannia l’Angleterre – ne peut avoir été une forêt fermée. Plutôt une sorte de gigantesque prairie arborée, entretenue par une foule de grands brouteurs, comme les bisons, les élans, les aurochs et tant d’autres. Épaulés par un comité scientifique de haute tenue, Charlie et Isabella introduisent à Knepp des vaches longhorn, des poneys exmoor, des porcs tamworth, des daims, des cerfs élaphes.
Une aventure qui laisse émerveillé
Ces animaux se débrouillent seuls, sans soins vétérinaires, et créent sans cesse de nouvelles niches écologiques en retrouvant peu à peu un mode de vie naturel. Le formidable Frans Vera, créateur d’une réserve de 6 000 hectares aux Pays-Bas : « Les animaux sont les moteurs de la création des habitats, l’impulsion de la biodiversité. Sans eux, on obtient des habitats appauvris, statiques et monotones, dans lesquels les populations dépérissent. C’est la raison pour laquelle beaucoup de nos programmes de conservation échouent. »
Impossible, bien sûr, de tout raconter. Mais il faut encore citer le « réensauvagement » de l’Adur, petit fleuve canalisé dont une portion de 2,5 km traverse Knepp. Après de lourds travaux, ses berges redeviennent ce qu’elles avaient toujours été : des zones inondables, et d’ailleurs inondées au moment des crues. Le meilleur moyen d’éviter de catastrophiques inondations.
La liste de tous les animaux revenus en masse est sans fm. Dès 2009, une enquête montre la présence de 13 des 18 espèces de chauves-souris du pays. De 60 espèces d’invertébrés menacés, dont le très recherché papillon grand mars. Des oiseaux devenus rares – alouettes des champs et lulus, bécassines sourdes, grives mauvis et litornes, grands corbeaux, sizerins cabarets – s’y reproduisent. En 2012, un autre travail de l’Imperial College London recense 34 territoires de rossignol philomèle – aucun en 2002 -, un oiseau au bord de l’extinction.
Et la suite s’égrène : faucons pèlerins, abeilles et guêpes protégées au plan national, 400 espèces retrouvées en un seul week-end d’observation, etc. Que nous dit Knepp ? Que l’espoir existe encore. C’est presque trop de joie.
Fabrice Nicolino. Charlie hebdo 01/03/2023
- Le Réensauvagement de la ferme à Knepp, par Isabella Tree. (Ed. Actes Sud, 24,50 euros).