Nouveau départ

Mon père était mort six ans auparavant.

Depuis, ma mère vivait seule dans le petit appartement de Cachan vendu en viager. Deux fois par semaine je prenais le RER B pour aller la voir et veiller à ce qu’elle ne manque de rien. À la fin elle ne pouvait même plus sortir de chez elle. La dernière année on n’est pas allés une seule fois dans la maison de Gouville, de toute façon elle savait que je n’aimais pas cette longère

Mon père et elle l’adoraient mais elle me disait Quand je serai plus là, ne t’encombre pas à la garder pour la mémoire, vends-la, vends tout. Je l’ai enterrée là-bas, avec mon père. Ce qui me chagrine un peu c’est que quand je m’en ses.’ débarrassé je n’aurai plus beaucoup d’occasions d’aller sur leur tombe. Comment on fait dans ces cas-là, quand la tombe ses parents est loin de chez soi ?

Voilà, je n’avais plus de parents à charge, ni d’enfants quant à mon emmerdeuse de femme, cela faisait trois ans que, je m’en étais affranchi. À cinquante-huit ans quelque chose de nouveau s’offrait à moi, une page blanche. Ça faisait un peu peur et en même temps c’était assez excitant. Je savais pas ce que j’allais faire de tout cet espace.

J’avais vidé la maison trois semaines auparavant, trié, presque rien gardé, quelques objets, des photos, des trucs qu’on peut emporter avec soi partout, c’est ça que je m’étais dit, ne prends que des petits trucs que tu peux emmener avec toi partout, qui ne prennent pas de place. Je ne voulais plus être rattaché à rien, je voulais que ma vie tienne dans mes poches et un ou deux sacs. Je projetais vaguement de faire un long voyage en Asie du Sud-Est, Thaïlande, Cambodge, Vietnam, pendant trois ou six mois, c’était une idée comme ça, que je n’étais pas certain de concrétiser.

Ou alors partir vivre dans le Sud, dans l’arrière-pays niçois, j’aime bien cette région, vers Gattières ou Garros, et faire du miel. J’avais eu la fille de l’agence immobilière au téléphone deux ou trois fois, elle m’avait envoyé par mail les papiers pour signer le mandat, je lui avais dit que je lui faisais confiance et que je ne voulais pas me déplacer pour de la paperasserie.

Elle me tenait au courant de chaque visite par texto, se sentant obligée de m’informer des réactions des éventuels acquéreurs. Elle comprenait pas que je m’en foutais, que tout ce que je lui demandais c’était de m’appeler un jour pour me dire Voilà c’est vendu, la signature se fera à telle date à tel endroit. Elle me laissait des messages longs comme le bras auxquels je ne répondais pas, ça finissait presque par m’énerver.

Je suis pas mal sorti pendant cette période, pour rentabiliser cette liberté subite, comme ces touristes qui s’organisent des journées épuisantes pour tout visiter. J’ai revu quelques amis dont je m’étais un peu éloigné, presque tous se plaignaient de leur situation, ou alors c’était le couple qui n’allait pas, ou le boulot, ou les enfants qui décevaient, ou un parent très malade, enfin il y avait toujours quelque chose qui les rendait las, sans énergie, tristes. Je crois que c’est l’âge qui provoque ça.

C’est pas une bonne période la cinquantaine, une période sans surprise où on passe son temps à essayer de trouver des solutions à ce qui n’en a pas, où qu’on nage il y a un obstacle, et moi j’avais la chance de ne plus être là-dedans. Je me forçais à faire des rencontres aussi, alors qu’en réalité je savais plus comment aborder les femmes. Je me suis pris pas mal de râteaux mais ça m’était égal. Une fois j’ai passé une nuit avec une femme mais j’ai trouvé ça nul, j’ai pas du tout aimé sa façon de faire l’amour, et puis elle était plus bavarde qu’une chaîne d’infos. Je l’ai jamais rappelée.

Un mois plus tard, Claire Andrieux, la fille de l’agence, m’a laissé un message pour me dire que la maison avait trouvé un acheteur. Ça n’a pas duré longtemps mais j’ai tout de même eu un pincement au coeur, vendre la maison dans laquelle ses parents ont été heureux n’est pas anodin. Je l’ai rappelée pour fixer le rendez-vous de la promesse de vente et je l’ai trouvée beaucoup moins agaçante que les rares fois où je lui avais parlé, l’émotion sans doute.

Avant d’arriver à Gouville j’ai voulu m’arrêter à Saint-Lô pour revoir tous ces endroits où j’avais été avec mes parents et où j’avais emmené mes enfants, les remparts, le Haras national, la promenade des ponts ou ce qui fut longtemps l’Auberge de la Mère Langlet avant de devenir un kebab. Je savais que je ne reviendrais plus jamais ici, cette ville représentait pour moi un ennui mortel mais bon, j’y avais des souvenirs. À Gouville, j’ai longuement marché sur la plage et sur les dunes, je suis passé devant des maisons d’amis de mes parents où j’avais déjeuné, des commerces ou des troquets où ils avaient leurs habitudes.

C’est un peu comme si je fermais définitivement une porte, j’avais l’impression de dire au revoir à ma vie, une vie que j’aurais aimée différente, une vie où je m’étais beaucoup emmerdé en fait. Et j’avais bien l’intention que ça change. Pourquoi pas l’Argentine d’ailleurs, ou Vancouver, j’aimais bien l’idée de raconter autour de moi que j’allais m’installer à Vancouver. Vancouver, ça a quand même plus de gueule que Gouville ou Asnières.

Ça m’a mis de bonne humeur tous ces projets qui volaient au-dessus de ma tête comme des hirondelles. J’ai dîné au restaurant de l’hôtel et même si ça pouvait avoir l’air triste un type de cinquante-huit ans qui dîne seul dans un petit hôtel d’une insignifiante ville de province moi je l’étais pas du tout.

Je gambergeais sur mon avenir avec plus de vin que d’habitude pour aller plus vite dans les rêveries, plus loin. J’ai même pris un digestif, puis un autre. J’avais envie d’une ivresse douce, de celles qui vous font imaginer des scénarios fluides et ouverts.

Le lendemain j’ai rejoint à 10 heures Claire Andrieux à l’agence pour qu’on aille ensemble chez le notaire.

Elle m’a accueilli avec un sourire qui fait prendre à votre vie une tangente radicale. Je suis immédiatement tombé amoureux de ses pommettes.

C’est comme ça que je suis venu vivre à Gouville.


David Thomas. Recueil « Partout les autres ». Éd. de l’Olivier


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