Et puis… 

Je l’ai rencontrée au rayon poissonnerie du Leclerc. Ce jour-là, aucun produit de la mer n’était prévu sur ma liste, mais, quand je l’ai vue, je me suis arrêté derrière mon caddie et je n’ai pas pu m’empêcher de la regarder longuement. L’image d’un type de quarante-deux ans immobile dans un hypermarché ne peut que renvoyer à l’idée qu’il se passe quelque chose d’anormal. Je portais des chaussures à sept cents euros et elle des bottes en plastique bleues.

Elle était très belle et le scintillement de la glace et des poissons brillants sur l’étalage accentuait le lumineux de la scène. Mes parents désespéraient de me voir toujours célibataire quand mes deux sœurs avaient toutes les deux fait de très beaux mariages et de charmants petits-enfants. Qu’attendais-je enfin pour avoir une vie normale, adaptée à ma situation confortable, ma classe sociale et mon âge ?

 Certains, dans ma famille, se demandaient même si je n’étais pas homosexuel. J’étais convaincu d’avoir trouvé ma femme. Je me suis approché du rayon et j’ai pris ma place dans la queue. Ce temps d’attente avant de pouvoir lui parler était un délice et un supplice.

Un délice parce qu’il m’offrait tout le loisir de la regarder, un supplice parce que le trac montait. Quand ce fut mon tour, elle s’approcha en souriant.

  • Bonjour, qu’est-ce que je peux pour vous ?

Autour d’elle tout était blanc, rayonnant, éclatant, tout brillait, elle était là, comme une apparition dans la lumière.

  • Heu… Je ne sais pas… Un poisson.
  • J’imagine… Mais, vous avez une idée de ce que vous voulez ?
  • Heu… Une truite. — Juste une ?
  • Oui.

Sur sa blouse, j’ai vu une étiquette avec son prénom dessus, Laetitia. J’ai toujours adoré ce prénom. Elle a glissé le poisson dans un sac, l’a pesé puis me l’a tendu.

  • Ce sera tout ?
  • Oui, merci.

J’avais envie de lui demander à quelle heure elle terminait, mais il y avait des personnes derrière moi et je n’ai pas osé. Je l’attendrai, je me suis dit. En mettant le sachet dans le caddie, je l’ai bousculée.

  • Pardon.
  • Pas de souci, elle a répondu.

J’ai toujours eu horreur de cette expression.

En faisant la queue à la caisse, je me suis demandé si je pouvais vivre avec une femme qui dit pas de souci.

Une fois encore, ce ne sera pas elle.


David Thomas. Recueil « Partout les autres ». Éd. de l’Olivier


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