Connaissiez-vous cette partie historique…
En 1933, une famine orchestrée par l’URSS décime l’Ukraine, faisant 4,5 millions de morts. Alors que la propagande soviétique en a effacé les traces, comment raconter l’Holodomor? Guillaume Ribot, auteur du remarquable documentaire « Moissons sanglantes », en explique la genèse.
« Moissons sanglantes » est un film animé par l’urgence de témoigner.
En mars 1933, Gareth Jones parcourt clandestinement les campagnes ukrainiennes frappées par une terrible famine. Le journaliste gallois veut comprendre l’origine de la tragédie, consécutive à la collectivisation forcée des terres. C’est par l’intermédiaire de cette voix obstinée que le réalisateur Guillaume Ribot (coauteur, avec Antoine Germa, du remarquable « Vie et destin du Livre noir », en 2019) a choisi de raconter l’Holodomor (« extermination par la faim », en ukrainien) et ses 4,5 millions de victimes, invisibilisées par le pouvoir stalinien. Aux images manquantes de ce crime de masse, il substitue celles puisées dans le cinéma soviétique de l’époque, érigeant la fiction en révélateur du réel, au fil d’un saisissant montage. Dans ce film « sur la vérité et le mensonge », récompensé par le Grand Prix du documentaire national du Fipadoc 2023, tout fait sens
et résonne avec la situation actuelle de l’Ukraine, mais aussi avec le fléau contemporain des fake news. Guillaume Ribot revient sur l’élaboration d’un documentaire en équilibre entre audace formelle et rigueur historique.
- Lorsque vous vous lancez dans ce projet, l’Ukraine n’est pas au coeur de l’actualité. D’où vient votre intérêt pour l’Holodomor?
Avant d’être réalisateur, j’étais photographe et, avec des historiens, j’ai enquêté en Ukraine sur la Shoah par balles, qui faisait l’objet de mon précédent film, Vie et destin du Livre noir. Nous allions de village en village interroger les derniers témoins des exécutions massives des Juifs. Un jour, dans la région de Vinnytsia, une vieille paysanne apeurée me dit : « Vous savez, nous aussi nous avons vécu un génocide, mes grands-parents sont morts de faim. Nous avions du blé mais les communistes nous ont tout pris. C’est Staline qui les a tous tués. » Des mots que je n’ai jamais oubliés. Je connaissais l’Holodomor, mais de loin. Je me suis documenté pour aboutir à ce constat sidérant: 4,5 millions de victimes, et l’on ne sait rien. Quelques années plus tard, nous en reparlons avec Antoine Germa, le coscénariste du film, et on décide de raconter cette histoire.
- Comment découvrez-vous le périple de Gareth Jones?
L’historien Robert Conquest l’évoque dans un court passage de son livre Sanglantes Moissons. Il est question de la censure de l’information et de ce journaliste gallois qui se rend en Ukraine malgré l’interdiction. Je trouve cette figure formidable et, dans les mois suivants, sort le film d’Agnieszka Holland L’Ombre de Staline. Jones est son personnage central. La fiction a une puissance telle que certaines personnes ne voyaient plus l’intérêt de mon documentaire… Comme si cela devait m’empêcher de traiter un sujet aussi méconnu, inédit à la télévision française.
Moissons sanglantes a justement toute sa place car, à la différence de la fiction, il explique d’où vient cette famine, et les événements qui en découlent.
- Il fallait ensuite incarner ce narrateur…
Hormis des portraits de famille, il existe très peu d’images de Gareth Jones. Et voilà que je découvre, comme un cadeau des archives, un rush de deux secondes où on le voit s’apprêtant à monter dans l’avion d’Adolf Hitler — il est le premier journaliste européen à pouvoir voler aux côtés du nouveau chancelier. Ce rush, nous l’avons ralenti et zoomé, pour dire « il est là, en chair et en os! » Mais la solution, je l’ai trouvée sur le site des archives nationales galloises, qui ont numérisé toutes ses archives personnelles, et surtout ses carnets de notes. Il notait absolument tout. Il m’est alors apparu comme une évidence que ces bouts de phrases griffonnés dans l’urgence devaient figurer à l’écran. Gareth Jones s’incarnerait dans ses mots. On y lit ses hésitations, ses questionnements. On est au plus près de lui.
- Faire ce film, c’est contrer un processus d’invisibilisation…
J’étais face à un vide. Quatre millions cinq cent mille victimes, et seulement vingt-six photographies clandestines prises par un ingénieur autrichien, Alexander Wienerberger. Ce vide, on le comprend aisément: en URSS, aucune image ne peut exister sans avoir été validée par la censure. J’ai donc pris le contre-pied, en partant de ce qui existait : les images de propagande, tout d’abord, qu’il faut utiliser pour ce qu’elles sont, c’est-à-dire pour démontrer la force du mensonge. Ensuite, nous avons accès aux films des grands maîtres du cinéma soviétique tels qu’Eisenstein, Dovjenko, Vertov, Poudovkine… Moissons sanglantes a trouvé sa « couleur » avec ces films dotés d’une forte valeur documentaire: ils montrent, par exemple, la vie des paysans de l’époque. Claude Lanzmann disait de Shoah que c’est une fiction du réel; moi, je suis plutôt allé chercher le réel de la fiction. Avec la monteuse Svetlana Vaynblat, nous avons effectué un travail minutieux de démontage et de remontage pour redonner une forme de véracité à ces fictions. Je sais que cela peut sembler acrobatique, mais à l’écran le spectateur n’est jamais induit en erreur.
La seule chose dont il faut se méfier, c’est le scénario. En matière de propagande, le venin, c’est le scénario.
- Ce choix de réalisation a-t-il induit des questionnements éthiques?
À aucun moment je n’ai eu le sentiment de mentir. La nature des images est extrêmement claire. Surtout, les séquences tirées de la fiction arrivent en contrepoint des images d’archives, qui, elles, montrent vraiment la réalité, qu’il s’agisse des photos clandestines de 1933 ou de celles de la famine de 1921. C’est encore une fois Gareth Jones qui m’a mis sur cette piste : dans ses notes, il raconte sa rencontre avec une paysanne qui lui dit que la famine est «pire que celle de 1921 ». Celle-ci ayant été très documentée, j’ai compris que je pouvais utiliser ces photographies en les contextualisant par la simple mention « Russie, 1921 ». Cela suffit pour que le téléspectateur fasse son cheminement, imaginant qu’en 1933 « c’était pire ».
- Le film ne laisse aucun doute sur le caractère intentionnel de la famine…
En 1991, avec la chute de l’URSS, les archives se sont ouvertes. Les historiens ont pu commencer à travailler sur ce crime de masse. Le soviétologue Nicolas Werth, conseiller du film, a eu accès aux documents qui figurent dans Moissons sanglantes. Le plus important atteste de l’aspect intentionnel et génocidaire de cette famine : en octobre 1932, Staline dit qu’il faut punir spécifiquement l’Ukraine, en raison de sa forte résistance à la collectivisation et de son nationalisme. Au début de 1933, il décide de fermer les frontières. À l’automne, les réserves sont vides et les semences ont été confisquées. C’est un crime intentionnel commis dans un huis clos.
- Aviez-vous imaginé que Moissons sanglantes aurait une si forte résonance contemporaine?
Ce film a été pensé avant l’invasion russe du 24 février 2022, mais, en effet, il résonne de façon troublante avec la situation actuelle. Un exemple : après la révolution, en 1918, les Ukrainiens ont déclaré leur indépendance — ce n’est donc pas un pays inventé, comme le prétend le Kremlin. Cette proclamation dénonce les pillages et les meurtres d’innocents ordonnés par les bolcheviques. On comprend pourquoi la notion de résistance est si ancrée en Ukraine.
Dans un de ses articles, Gareth Jones raconte la russification de l’Ukraine en 1933. Des Russes sont installés dans les régions dévastées par la famine. Le russe devient obligatoire dans les écoles. Aujourd’hui, Moscou installe des gouverneurs pro-russes dans les oblasts occupés et remplace les manuels scolaires… Le Parlement européen vient de reconnaître l’Holodomor comme un génocide et dans le même temps, à Marioupol, tombée aux mains des troupes de Poutine, on démonte les monuments à la mémoire des victimes. Pour les Russes, c’est une mémoire qui ne passe pas.
Isabelle Poitte. Télérama n° 3114 – 15/02/2023
Voir ou enregistrer. « Moissons sanglantes » -Dimanche 19 fev. 2023 – France 5 – 22 h 55
Tant de victimes dont on a peu parlé !
C’est vrai, Anne, merci pour ton commentaire.
Je ne connaissais pas cette partie de l’histoire ukrainienne dans l’ancien giron de l’URSS.
Amitiés
Michel