J’en ai eu confirmation en fouillant son téléphone. Depuis plusieurs semaines je suspectais quelque chose. Alors j’ai fait ce qui ne se fait pas mais que tout le monde fait parce qu’il y a des moments où la détresse fait faire ce qui ne se fait pas. (Oui je sais, il y a beaucoup le verbe faire mais c’est fait exprès [tiens encore un].)
Le premier message datait d’un mois environ « Pour se revoir ce ne sera pas compliqué, je suis tous les jours au Saint-Claude de 16h à 19 h sauf le week-end… »
J’ai trouvé ridicule ces points de suspension, cette façon d’inviter sans l’assumer. Ils se sont vouvoyés pendant à peine dix jours et au bout de deux semaines, vu les textos en dessous de la ceinture, manifestement, ils avaient couché ensemble. J’ai lu tous ces messages et je me suis demandé pourquoi elle ne les avait pas effacés. Je n’arrivais pas à savoir si c’était délibéré ou non. Si c’était de la négligence (vis-à-vis de moi) ou de la perversion.
Ce jour-là elle devait se rendre à Paris pour son travail. Alors, j’ai décidé d’aller au Saint-Claude.
Le matin, je suis passé chez un armurier m’acheter un revolver de défense plus vrai que nature. J’ai choisi un Smith & Wesson de 9 mm à blanc. Il m’a rappelé l’arme de Mannix. J’ai téléchargé le générique de cette série de mon enfance sur mon iPod et l’ai passé en boucle durant tout le trajet en bus.
J’imaginais qu’il prenait la fuite puis que l’on se poursuivait en voiture parce que la musique s’y prêtait bien. Il fallait une situation rapide avec des crissements de pneus et des poubelles renversées, sinon ça collait pas.
À côté de moi, dans le bus, il y avait une grosse femme qui respirait bruyamment et mangeait des chips. On a traversé les quartiers de périphérie de cette sinistre ville de province à trente kilomètres-heure sans qu’il se passe rien et j’avais une fausse arme dans la poche. Je suis descendu à l’arrêt de la mairie et j’ai traversé la grand-place en diagonale jusqu’au café. Je me suis arrêté à une quinzaine de mètres devant en me demandant pourquoi beaucoup de bars s’appelaient Saint-Claude ou Saint-Jean.
Il ne devait pas y avoir plus de sept ou huit clients. Deux hommes étaient seuls à leur table et, manque de bol, les deux pouvaient parfaitement être l’amant de ma femme. Du coup j’ai appelé l’établissement et j’ai demandé à parler à Claudia Kalfon, ma femme. Le type a dit ne quittez et pas et il a gueulé qu’on demandait Claudia Kalfon au téléphone, de la part de Benjamin.
J’ai vu un des deux gars faire une tête bizarre alors j’en ai déduit que c’était lui, Le barman a dit : elle est pas là et il a raccroché.
J’ai attendu une minute et je suis entré. Je me suis assis à une table en face de son amant et j’ai commandé un café. Puis je ne l’ai plus quitté des yeux. Au début, il faisait mine de ne pas me prêter attention mais devant l’insistance de mon regard il s’est mis à rne regarder de plus en plus souvent. Ça le mettait mal à l’aise. Quand j’ai senti que ça devenait désagréable pour lui j’ai sorti mon téléphone et j’ai appelé ma femme en parlant suffisamment fort pour qu’il m’entende.
- Claudia c’est moi, je suis passé en ville, du coup je viendrai te chercher à la gare, rappelle-moi pour me dire l’heure de ton arrivée.
Là, le type a commencé à tortiller du cul sur sa banquette. J’ai raccroché et je l’ai regardé avec un air de tueur. J’ai attrapé le journal, que j’ai feuilleté en sifflotant. C’était clair que le type n’était plus du tout à son affaire, il ne cessait de croiser et décroiser les jambes derrière son ordinateur. Je ne voulais pas qu’il parte avant moi, alors je me suis levé et je me suis approché de lui.
En rentrant ma chemise dans mon pantalon j’ai pris soin de lui montrer le revolver glissé sous ma ceinture au niveau de l’aine et je lui ai demandé l’heure. Il a vu le revolver, de ça je suis certain. Il a bredouillé 17 h 50 et je suis sorti en le laissant se noyer dans sa trouille.
Ensuite je me suis positionné à l’extérieur, dans son champ de vision à une trentaine de mètres sans quitter le bar du regard, comme un tueur à gages attend son client. Le gars s’est mis à paniquer. Il a sorti son portable et envoyé des textos, à ma femme, de toute évidence, puis il a passé deux ou trois brefs coups de fil, tombant probablement sur des répondeurs.
Intérieurement je me bidonnais. C’était délicieux ce pouvoir. Jesuis resté pas loin d’une heure, comme ça, à le regarder mariner dans l’angoisse. Je voulais que ses chaussettes lui glissent sur les chevilles, je voulais voir les hyènes l’entourer, attirées par l’odeur de la peur.
Ensuite, pile au moment où il a tourné son regard vers moi, je l’ai désigné du doigt comme faisait Obama dans les meetings, un geste classe, un geste d’homme plein d’assurance. Et je suis rentré chez moi. J’étais aussi excité que lors d’un premier vol de voiture, ou une première grosse connerie d’ado. Ébahi par la facilité.
Ma femme est rentrée vers 20 heures. Elle était chafouine, comme quelqu’un qui veut pas en parler, oui oui ça va, la journée s’est bien passée. On a mangé une pizza décongelée devant Top Chef et moi qui déteste cette émission je faisais plein de commentaires, oh dis donc y sont forts les gars, c’est pas con cette association de moules et de brie…
Ma femme disait rien, les jambes repliées sous ses fesses en fumant plus que d’habitude. Elle se passait aussi beaucoup la main dans les cheveux, et ça, je sais ce que ça veut dire. On s’est couchés vers minuit.
J’ai attendu qu’elle s’endorme et je me suis relevé une heure après pour fouiller son téléphone. Ça avait manifestement chauffé entre eux deux, leur échange finissait par :
Lui : Non, ce n’est pas négociable, ton mari est un dingue, c’est terminé.
Elle : Très bien, alors va te faire foutre, couille molle.
Et en dessous
Benjamin, quand tu liras ce message cette nuit, sache que c’est terminé aussi entre nous.
David Thomas. Recueil « Partout les autres ». Ed de l’Olivier.