Influencée…

… par le complotisme…

Le complotisme se porte bien : de plus en plus de jeunes y adhèrent, certains projets bénéficient de soutiens financiers, et les thèses les plus délirantes se propagent allègrement via les réseaux sociaux. Comment faire face à ce qui devient un véritable danger pour la démocratie ? Entretien avec Rudy Reichstadt, fondateur de Conspiracy Watch, observatoire du conspirationnisme et des théories du complot.

CHARLIE HEBDO : La Fondation Jean-Jaurès a publié récemment une étude hop au sujet du rapport des jeunes aux fake news et plus généralement au paranormal. Parmi les conclusions, l’adhésion de plus en plus massive à des vérités alternatives. Comment l’expliquer ?

Rada Reichstadt : Lorsque l’on compare les résultats concernant les 18-24 ans à ceux des seniors (les plus de 65 ans), on s’aperçoit qu’il y a un fossé très net entre ces deux tranches d’âge. On constate une montée générale de l’irrationnel et de la croyance aux théories du complot chez les jeunes. Le succès du créationnisme par exemple est inquiétant : 27 % des jeunes y souscrivent, soit 9 points de plus que pour les seniors.

L’énoncé selon lequel il serait « possible » que la Terre soit plate est résiduel chez les seniors (3 %), mais il est partagé par près d’un jeune sur six (16 %), comme on avait déjà pu le constater il y a cinq ans ! Cela est directement lié aux usages informationnels, à l’influence des réseaux sociaux.

Notre hypothèse, c’est que ces jeunes ne sont pas plus complotistes que leurs aînés parce qu’ils sont jeunes, mais parce qu’ils sont jeunes maintenant, c’est-à-dire à une époque où ils sont beaucoup plus exposés à ces thèses pseudoscientifiques que ne l’ont été leurs aînés, via YouTube notamment.

Autre chiffre inquiétant, 41 % des utilisateurs de TikTok estiment qu’un influenceur qui a un nombre important d’abonnés est une source fiable ! Cela montre l’ampleur de ce qu’il reste à faire en matière d’éducation aux médias et de formation à l’esprit critique. Si cette tendance se confirme à l’avenir, il est prévisible que l’on vivra progressivement dans une société de plus en plus influencée par cet imaginaire complotiste.

Il ne reste que la violence pour trancher nos désaccords

Quelle est l’évolution du complotisme ces dernières années ?

Le phénomène se développe de plus en plus. Un élément très révélateur du succès de ces idées, c’est que le complotisme est monétisable. On l’a vu avec le documentaire Hold-up, dont les producteurs ont pu collecter en quelques semaines plus de 300 000 euros. Alexandre Juving-Brunet, une figure de la complosphère d’extrême droite qui a lancé un projet de monnaie alternative, a levé quant à lui plus d’un million d’euros en trois mois. Des figures assez secondaires de la complosphère sont ainsi capables de mobiliser concrètement tout un écosystème prêt à mettre la main au portefeuille. C’est quelque chose qu’on ne voyait pas il y a une quinzaine d’années par exemple.

II y a eu un avant- et un après-Covid. Beaucoup de personnes qui, avant la crise sanitaire, n’étaient pas concernées par ce phénomène ont basculé. On sait qu’il y a une corrélation entre le besoin de réduire l’incertitude et l’adhésion aux théories du complot, comme si la fonction de celles-ci était de nous donner l’illusion de maîtriser l’immaîtrisable.

Ces théories entretiennent l’idée qu’au fond il suffirait de se débarrasser de quelques comploteurs pour régler les problèmes qui se posent à nous. Enfin, elles nous libèrent d’une charge mentale en nous permettant d’apporter des réponses à des questions pour lesquelles nous n’en avons pas, par exemple l’origine du virus du Covid.

L’adhésion à des thèses complotistes a certainement à voir également avec la fatigue informationnelle. Nous sommes stimulés en permanence par l’information, notre attention est ultrasollicitée, mais nous ne sommes pas pour autant bien informés.

Que répondre aux complotistes, qui estiment privilégier une démarche de réflexion, d’esprit critique, de doute ? A quel moment y a-t-il une démarche nécessaire de réflexion, à quel moment tombe-t-on dans le complotisme ?

On aurait tort de prendre pour argent comptant les raisons que les complotistes se donnent pour justifier leur complotisme. Le doute n’a jamais été la même chose que le soupçon. Celui-ci est orienté, il confine au préjugé, là où le doute, au contraire, ressortit à la suspension du jugement.

Lorsqu’on est dans l’incertitude, qui est après tout notre condition commune, rien ne nous empêche d’adhérer provisoirement à une opinion, puis à en changer au regard des faits nouveaux qui sont portés à notre connaissance. Dans le complotisme, au contraire, on s’accroche aveuglément à une thèse, on s’obstine à la défendre, même lorsque la démonstration rationnelle est faite que les arguments mobilisés par la théorie du complot sont faux ou ne prouvent rien.

Est-ce que l’on peut établir une sorte de profil type des personnes complotistes ?

Je ne pense pas qu’il y ait un portrait-robot unique du complotiste. Les profils des personnes qui adhèrent à cela sont en effet assez hétérogènes. On peut néanmoins dégager certaines variables plus prédictives de l’adhésion au complotisme que d’autres. D’abord, la manière de s’informer. Le fait de le faire en majorité via YouTube, TikTok ou sur les réseaux sociaux, est un facteur qui favorise l’adhésion à ces thèses. Ensuite, on peut évoquer la corrélation entre complotisme et sympathies politiques : on retrouve une surreprésentation de ceux qui adhèrent à ces théories du complot aux deux extrémités du spectre politique.

Mais l’un des facteurs les plus prédictifs est le niveau de vie : globalement, plus on est aisé, moins on est susceptible d’adhérer à ces thèses. Ce qui se traduit par une sorte de double peine pour les plus défavorisés : c’est dans les classes populaires qu’on trouve le plus de comorbidités, donc où la vaccination sauverait le plus de vies.

Or, c’est aussi là qu’on est le plus vulnérable à la désinformation complotiste et où la couverture vaccinale est la moins forte. Dernier point, le niveau de diplôme, qui est lui aussi corrélé à une moindre adhésion aux théories du complot, même s’il n’immunise jamais définitivement contre le complotisme !

Cette propagation des thèses complotistes est-elle dangereuse pour la démocratie ?

Aujourd’hui, on constate dans beaucoup de sociétés occidentales un phénomène de polarisation politique qui conduit à un rétrécissement du monde commun. Une part de plus en plus importante de la population ne partage plus un socle de réalités à partir duquel le débat démocratique peut se faire dans des conditions pacifiées. Aux États-Unis, au Brésil et ailleurs, certains n’acceptent plus le verdict des urnes. En France, cette tentation existe également. Et dès lors, si l’on n’a plus en partage une réalité commune, le débat est un dialogue de sourds et il ne reste que la violence pour trancher nos désaccords.

Une enquête YouGov de 2020 sur le complotisme dans plusieurs pays montre que les latitudes sous lesquelles les thèses complotistes ont le plus d’influence concernent des sociétés où la démocratie ne se porte pas bien, des pays comme la Turquie, le Mexique ou l’Égypte. Dans l’une de nos enquêtes, nous avions demandé aux sondés s’il était « très important » pour eux de vivre dans une démocratie.

Résultat : plus ils adhéraient à un nombre important de théories du complot, moins cela comptait pour eux. Ce qui contrarie l’idée reçue selon laquelle les complotistes seraient les meilleures sentinelles de la démocratie. Au Capitole ou à Brasilia, ce qu’on a vu, ce sont des émeutiers gavés de théories du complot qui en appelaient à l’intervention de l’armée et à l’instauration de la loi martiale… Curieux pour des amoureux de la liberté !

Les politiques ont-ils pris la mesure du danger ? Il y a un an, la commission Bronner, dont vous faisiez partie et qui devait précisément réfléchir à ce sujet, rendait son rapport. Qu’en est-il depuis ?

Pour l’instant, je ne peux que constater qu’il n’y a pas vraiment de portage politique des recommandations que nous avons formulées. Parmi ces propositions, nous mettions l’accent sur la nécessité d’une modération des contenus respectueuse de la liberté d’expression, ou encore d’une démonétisation des fake news en responsabilisant les acteurs de la publicité digitale et les plateformes de fmancement participatif. Nous proposions aussi d’ouvrir un nouveau droit aux ONG qui luttent contre la désinformation : celui de se constituer partie civile sur la base de l’article 27 de la loi de 1881 sur la liberté de la presse, qui sanctionne les fausses nouvelles ayant un caractère répréhensible.


Propos recueillis par Laure Daussy. Charlie hebdo. 08/02/2023


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