Je prends souvent ce petit chemin pour aller en ville, ça me fait gagner trois ou quatre minutes.
Une route très étroite, qui n’a pas été goudronnée depuis des lustres et sur laquelle il faut rouler avec prudence si on ne veut pas abîmer ses amortisseurs. Manifestement peu de gens la connaissent dans la région parce que j’ai dû y croiser trois ou quatre véhicules en six ans. À peu près à la moitié, la largeur est juste celle d’une voiture et c’est comme ça sur une centaine de mètres environ.
Hier, j’avais besoin de passer chez le concessionnaire pour ma tronçonneuse. Le printemps était là depuis dix jours et ma vie glissait comme un voilier. Pile au niveau du grand chêne un Kangoo est arrivé devant moi. On s’est tous les deux arrêtés.
J’avais dépassé largement les quatre-vingts mètres depuis le goulot, c’était donc à lui de reculer. J’ai attendu quelques secondes mais le type en face ne bougeait pas. J’ai baissé ma vitre.
- Je pense qu’il faudrait que vous reculiez.
Le gars a fait non de la tête.
- Excusez-moi, monsieur, mais je suis plus engagé que vous sur le chemin, c’est donc à vous de reculer.
Il a baissé sa vitre et gueulé :
- Je m’en fous. Recule.
- D’accord. J’ai tout mon temps, j’ai répondu.
- Moi aussi, il a dit.
J’ai coupé le contact et allumé la radio. Il a lui aussi éteint son moteur et croisé les bras derrière son volant. J’ai pensé que cela faisait longtemps que je n’avais pas été confronté à un tel abruti et aussitôt je me suis dit que ce n’était pas si grave, que je préférais vivre ça quand tout va bien plutôt que lorsqu’on est submergé par les emmerdes. Ma réserve de calme et de patience était pleine, j’avais de quoi tenir. Trois minutes se sont écoulées, puis cinq, puis dix.
À un moment un renard a passé sa tête sur le haut du talus. Il s’est arrêté net en nous voyant mais comme il n’y avait aucun mouvement il n’a pas fui tout de suite. Il nous a regardés, se demandant sans doute ce qu’on foutait là.
J’ai appelé ma femme mais je suis tombé sur sa messagerie. Le type ne me quittait pas des yeux, alors j’ai fait pareil.
Ça a fini par m’amuser cette situation et même par me faire éclater de rire.
Dans son véhicule, le gars en a fait autant.
Il avait du cran et je commençais à le trouver presque sympathique. Je me suis penché vers l’extérieur et je lui ai demandé s’il avait des cigarettes.
- Oui.
- Je peux vous en prendre une ?
- Bien sûr.
Le chemin était si étroit que j’ai eu du mal à sortir de ma voiture. Je me suis glissé entre les deux véhicules et il m’a tendu une cibiche.
- Merci.
- De rien. Dans les moments difficiles il faut savoir s’entraider.
- Le printemps est arrivé tôt cette année.
- Oui, on a de la chance, il fait doux. Vous êtes du pays ?
- Pas vraiment, on s’est installés là il y a six ans. C’est une belle région.
- Oui, moi j’y suis né et j’ai jamais voulu partir.
- Je vous comprends.
Sur le siège passager il y avait un numéro de La Pêche et les Poissons avec une couverture consacrée au sandre.
- Vous pêchez ? j’ai demandé.
- Oui.
- Moi aussi. Y a de bons coins par ici.
- Oui, c’est une belle région halieutique.
- Je pratique surtout la mouche. Un peu avant La Ferté, j’ai trouvé un bras pas mal du tout.
- À la Goulière ?
- Oui, c’est ça.
- Je connais, c’est bien, en effet. Entre Saint-André et La Ferrière, juste après le château d’eau, c’est bien aussi.
- Ah oui ? Je connais pas cet endroit.
- C’est truffé d’ombres.
- Ah, bien. Merci pour le tuyau.
On a papoté truite et brochet pendant un quart d’heure, on a passé un bon moment finalement. On s’est même échangé nos numéros de téléphone. Ça faisait pas loin d’une demi-heure qu’on était là et puis finalement…
- Bon, c’est pas que je m’ennuie mais il va falloir que j’y aille là. N’hésitez pas à m’appeler, on ira pêcher ensemble, je vous montrerai des coins que vous ne connaissez certainement pas.
- Avec plaisir.
Et il a reculé.
On s’est fait des grands signes de la main en se croisant.
Il était sympa ce type. Mais je sais pas si on se reverra.
Rien ne m’emmerde plus que la pêche.
David Thomas. Recueil « Partout les autres ». Éd. de l’Olivier