Les théories du complot sont présentées, à tort, comme une « pensée » pour les nuls, les mal-instruits et les sans-grade, incapables « émettre un jugement éclairé par la raison ».
Sont-ils des gogos que les hommes de pouvoir manipulent en leur vendant du vent ? Ou, hypothèse plausible, peut-on proférer les théories les plus absurdes du haut d’une position de pouvoir, en y croyant vraiment ? Les deux, en fait.
Nina Valbousquet a démontré, dans sa thèse sur le réseau catholique intégriste La Sapinière, que ceux qui ont propagé Les Protocoles des sages de Sion et la théorie du complot judéo-maçonnique étaient des hommes d’Église et des laïques dotés de positions d’autorité.
Les Protocoles étaient un faux : certains continuèrent à les propager par haine des juifs tout en admettant qu’ils étaient une forgerie, d’autres n’en démordirent pas et les tenaient pour vrais. Puis, tout au long des années précédant la guerre et jusqu’à la défaite nazie, les diverses théories du complot visant ensemble les juifs, les communistes et les francs-maçons furent tenues pour vraies par des politiciens et des érudits (le professeur au Collège de France Bernard Faÿ, grand prêtre de l’antimaçonnisme), qui ne cherchaient pas à tromper le chaland : ils étaient complotistes par croyance, par passion.
Il faut distinguer les théories du complot et les fausses nouvelles (« fake news »). Nous nous intéressons ici aux premières, qui suggèrent une attribution causale de phénomènes (par exemple la pandémie de Covid) à l’action d’individus ou de groupes d’individus qui tentent de dissimuler leur rôle.
Naguère, Jean-Marie Le Pen a ainsi, en août 1989, dans un entretien au quotidien Présent, dénoncé le rôle de 1′ « internationale juive […] dans la création de l’esprit antinational ». Replacée dans le contexte général de la pensée d’extrême droite, cette déclaration n’est pas destinée prioritairement à mobiliser l’électorat qui, en 1988, vote Le Pen dans la France des villes par détestation de l’immigration, crainte de la délinquance et nostalgie d’un tissu social déjà détruit par l’urbanisation et la désindustrialisation.
Faire des « dérapages » de Le Pen de simples « provocations », c’est minorer le phénomène FN, qui serait une tromperie massive de braves électeurs abusés. Or Le Pen croit à ce qu’il dit. Il le surjoue, mais il y croit.
Il existe un public prompt à gober tout et son contraire
Les hommes et femmes politiques qui se sont exprimés contre les mesures sanitaires lors de la pandémie sont un autre cas de figure. Dans leur immense majorité, ils ont relayé de fausses informations, scientifiquement démenties. Pourtant, le 14 juillet 2021, Nicolas Dupont-Aignan évoque un « coup d’État sanitaire » et accuse Emmanuel Macron de « manipule [r], pour dissimuler sa propre responsabilité » : nous sommes bien dans le vocabulaire complotiste.
Le cas de Florian Philippot est plus complexe, car le dirigeant des Patriotes a changé de position sur le Covid, se radicalisant contre le « pass de la honte » au fur et à mesure que se rapprochait la présidentielle de 2022, en vue de laquelle l’ensemble du camp souverainiste comptait bien surfer sur la vague des anti-vaccins.
Le 23 décembre 2021, avec un sens du timing médiatique bien calculé à rapproche de Noël, Philippot déclarait : « Dans l’Occident en général, il y a clairement une politique de mise en place de dressage, de domestication des peuples qui arrive. »
Au bénéfice de qui ? Du « système capitaliste prédateur » ainsi que « des États qui sont dominés par des entreprises transnationales et par des organisations supranationales comme l’Union européenne ».
Dans quel but ? La mise en place d’une « tyrannie mondiale absolument inhumaine, absolument abjecte » . Objectifs cachés, acteurs qui tirent les ficelles…, Philippot verse bien dans le complotisme, mais y croit-il vraiment ? Ou était-ce sa dernière cartouche pour exister politiquement, en vain d’ailleurs ? Probable…
En janvier 2018, la Fondation Jean-Jaurès, en partenariat avec Conspiracy Watch et llfop, avait publié la première grande enquête d’opinion sur le conspirationnisme en France. De la même étude publiée en 2020 ressortait que près d’un sondé sur trois croit en la théorie selon laquelle le ministère de la Santé serait de mèche avec des laboratoires pharmaceutiques et dissimulerait la nocivité des vaccins.
Un pourcentage qui grimpe à 40 % chez les moins de 35 ans, résultat corrélé positivement avec la faiblesse du niveau d’études et d’insertion sociale, tout comme avec les opinions les plus â droite sur le spectre politique.
Jean-Yves Camus. Charlie hebdo – HS n° 3H. 08/02/2023