La fête est finie, car le Colorado ne coule plus.
Pour comprendre, quelques chiffres. Le fleuve descend des Rocheuses, court sur 2 334 km, abreuve environ 40 millions d’Américains avant de se jeter dans le golfe de Californie, au Mexique, chez le voisin du Sud. Mais il n’y parvient plus.
Dans le golfe. Tout a été pompé, diverti, gâché en amont pour faire pousser dans le désert Las Vegas. Ou Los Angeles. Ou 42 % des légumes des États-Unis pour la seule Californie.
Tout le pays, celui qui pense encore, se demande comment sortir de la nasse. Mais il n’y a pas de solution prévisible.
Les grands journaux de New York ou de Los Angeles (1) publient article sur article, car l’heure est venue de trancher le noeud gordien, et seul l’État fédéral peut le faire. Il vient de lancer un ultimatum aux sept Étatsn (2) qui dépendent des eaux du Colorado, sommés d’annoncer eux-mêmes une diminution des prélèvements, faute de quoi il interviendrait. Mais il l’avait déjà fait sans succès l’été passé.
Commentaire du New York Times : « La crise du fleuve Colorado est le dernier exemple de la façon dont le changement climatique bouleverse les fondements mêmes du mode de vie américain (3). »
Un monde disparaît avec le fleuve Colorado
Une intervention fédérale mettrait fin à un siècle d’arrangements entre États et provoquerait une onde de choc dans un pays de plus en plus divisé, et fragile.
En 1922, quand l’eau paraissait inépuisable, les sept États concernés se sont partagé le flux du Colorado à la bonne franquette. 7,5 millions d’ acre-feet (4) pour ceux du bassin supérieur, 8,5 pour les autres. Et 1,5 pour le Mexique. Mais on pensait alors que le débit du Colorado serait jusqu’à la nuit des temps d’au moins 17,5 millions d’ acre-feet. Or, pour s’en tenir au siècle passé, et en moyenne annuelle, il aura été de moins de 15 millions.
Cela allait tant bien que mal, car tous les allocataires ne pompaient pas autant qu’ils l’auraient pu.
Mais de 2000 à 2022, la moyenne du débit est descendue à 12 millions d’ acre-feet, au moment même où les – supposés – besoins explosaient. Et même à 10 millions les trois dernières années. C’est donc la merde, car nul n’entend bouger.
Ceux du bassin supérieur, qui tirent l’eau directement du fleuve, assurent ne pouvoir réduire davantage leur consommation, car le débit, devenu trop faible, les aurait déjà privés de la moitié de leurs droits.
Et les autres, dont la Californie, arguent de leur poids économique pour refuser tout effort supplémentaire. A elle seule, l’irrigation – folle – des vergers et plantations de l’Imperial V alley de Californie gaspille 3,1 millions d’ acre-feet.
Le Nevada, qui abrite Las Vegas, fait valoir que cette ville du semi-désert deviendrait inhabitable sans les flots du Colorado. John Entsminger, responsable de la gestion de l’eau au Nevada : « Nous n’utilisons que les deux tiers de notre allocation. Vous ne pouvez tirer du sang d’une pierre. » C’est donc la merde, bis repetita.
Et il n’y a pas que les hommes et leur perpétuel déni du réel, il y a aussi les écosystèmes. Un monde disparaît avec le Colorado. Entre autres mille désastres, celui de la mer de Salton, dont on vient d’apprendre par une étude qu’elle meurt à cause du Colorado (5). L’affaire est complexe, mais en deux mots, ce lac est le plus grand de Californie, avec une surface de près de 1 000 km2.
Paradis des oiseaux jadis, il est devenu un cloaque dont le niveau baisse chaque année, en relation directe avec celui du Colorado. Et libère des poisons chimiques, dont du sel et des pesticides, déversés par l’agriculture industrielle toute proche, tuant les poissons et faisant disparaître les oiseaux. De nombreuses études montrent que les riverains sont frappés de cancers pulmonaires et de maladies respiratoires.
Rappelons que le Colorado coule depuis des millions d’années. Que ses rives ont été habitées pendant des millénaires par des peuples amérindiens, qui ont laissé sur les parois des canyons quantité de pétroglyphes et de pictogrammes. Que les colons blancs n’ont commencé à utiliser son eau – modestement – que vers le milieu du XIXe siècle. Que le délire industriel n’a que quelques dizaines d’années. On appelle cela le progrès.
Fabrice Nicolino. Charlie hebdo. 08/02/2023
- tinyurl.com/5x7xhycv et tinyurl.com/447bmdts (en anglais).
- Arizona, (sud de la) Californie, Colorado, Nevada, Nouveau-Mexique, Utah et Wyoming.
- Un accord sur le papier vient d’être annoncé, mais rien n’est réglé, d’autant que la Californie, principal allocataire des eaux du Colorado, refuse de s’y associer.
- L’ acre-foot est une mesure américaine qui correspond à 1233,5 m3.
- tinyurl.conil2hbsw4dk (en anglais).